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— Cela s’appelle ?

— L’annona, encore une spécialité de Reggio, et qui ne peut s’expédier. La chair est trop tendre, mais si délicieuse ! Goûtez !

Il tira de sa jaquette une petite cuillère qu’il avait apportée, la plongea dans un des plus gros fruits, et retira un long morceau de pulpe crémeuse, d’un blanc jaune, au bout duquel était fixée une graine noire, très dure. Mon compagnon trouva l’annona fade. Moi, je crus découvrir un goût de vanille exquis. Mais j’étais un peu grisé par l’odeur de tous ces géraniums et de ces cultures de parfumeur. Je n’ose plus persévérer dans mon opinion.

Nous revînmes vers la fabrique d’essence, un très modeste bâtiment, à quelques pas de la maison et sur la lisière d’un second bosquet d’agrumes. Tout se faisait dans la même salle, aux quatre coins. À droite, près de la porte, agenouillée au milieu d’un cadre de bois posé à terre et plein de bergamotes, Ciccia, la petite Sicilienne, triait les fruits. Son mouchoir jaune et sa tête sarrasine s’enlevaient joliment au-dessus des pyramides vertes. Elle choisissait cinq fruits de grosseur égale, et les passait à son père, qui les disposait dans le récipient d’une machine. En quelques tours de manivelle, l’opération première était achevée. Les cinq bergamotes sortaient de la boîte en apparence intactes, mais d’invisibles coupures avaient exprimé l’essence de l’écorce. Le fruit n’avait plus de valeur. Il était jeté alors à un ouvrier qui le coupait mécaniquement en quartiers, et les morceaux, foulés dans un pressoir, à l’autre bout de la salle, donnaient un jus abondant, chargé d’acide citrique. Puis, comme rien ne se perd, les détritus, mis en tas, étaient emportés pour servir de nourriture aux vaches, aux moutons et aux chèvres. Je demande ce que peut rapporter un bosquet de bergamotes. M. Guglielmo me répond que la culture de cet arbuste précieux entraîne d’assez gros frais, qu’il faut arroser chaque pied, au moins une fois par semaine, comme on le fait pour les orangers, mais qu’en somme, 12 ares bien plantés, en arbres d’âge moyen, rapportent environ 8 kilos d’essence à 25 francs le kilo. Son domaine ne donne pas moins de 800 à 1,000 kilos dans les bonnes années. « Seulement, ajoute-t-il, — et je devine au son de sa voix qu’il nous plaint sincèrement, — vous ne connaissez pas à Paris la vraie bergamote. Ici même, beaucoup de marchands la fraudent, en l’additionnant d’autres essences, comme l’essence de térébenthine ! »

Je m’émeus davantage en apprenant le sort des ouvriers agricoles que M. Guglielmo, et tous ses confrères calabrais, emploient dans leurs fabriques. Ces hommes, que je viens de voir, vont se coucher à 5 heures du soir, après avoir mangé. Ils se relèveront à 10 heures,