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sont écoulés ses derniers jours. On y accède par un escalier de quelques marches que surmonte un petit perron ; au-devant s’étend une longue allée bordée de platanes. C’était là qu’il avait coutume de se promener en lisant son bréviaire, et l’on voyait de loin son froc blanc et son manteau noir passer et repasser entre la ligne droite des arbres. Parfois, quand la soirée était belle, il s’asseyait avant de rentrer sur le petit perron de pierre, et il s’abîmait en des réflexions dont nul n’osait lui demander le secret. Ce dut être un de ces soirs que, rentrant dans sa cellule, il écrivit ces lignes qui datent de quelques années avant sa mort : « Quand on a consumé sa vie dans un travail désintéressé et qu’à la fin d’une longue carrière on voit la difficulté des choses l’emporter sur le désir et les efforts, l’âme, sans se détacher du bien, éprouve l’amertume d’un sacrifice qui n’est pas récompensé et elle se tourne vers Dieu dans une mélancolie que la vertu condamne, mais que la bonté divine pardonne. » S’il avait pu cependant, de ce regard perçant qu’il jetait parfois sur l’avenir, discerner les temps nouveaux, il aurait pressenti la récompense du sacrifice. Il aurait vu son nom populaire et respecté, ses doctrines relevées de la disgrâce théologique où elles étaient tombées, son ordre triomphant et prenant la tête d’un mouvement nouveau de l’Église. Peut-être cependant la direction donnée à ce mouvement, dont il aurait certainement approuvé le principe, lui aurait-elle causé, sur certains points, une inquiétude mêlée d’impatience et peut-être y aurait-il reconnu plutôt l’apparence que la réalité de la fidélité à ses enseignemens. Mais c’est là une controverse dans laquelle je veux d’autant moins m’engager que, de la ligne de conduite que Lacordaire a suivie, il serait assez malaisé de tirer une indication précise sur celle qu’il convient aux catholiques d’adopter à l’heure présente. On a pu voir en effet par cette étude qu’il a singulièrement varié dans la conception qu’il se faisait, au point de vue légal et organique, des relations qui doivent exister entre l’Église et l’État ; mais un point sur lequel il n’a jamais changé, c’est l’attitude qu’il conseillait aux catholiques. Cette attitude, il l’a nettement définie dans une lettre qu’il adressait à un ami : « Je pense comme vous, lui écrivait-il, sur tout ce que nous voyons, » mais tels sont les hommes. Il faut se tenir debout au milieu de leur abaissement et remercier Dieu qui nous a donné une âme capable de ne pas fléchir devant les misères que le succès couronne. » Se tenir debout, c’est ce qu’a toujours enseigné Lacordaire ; c’est l’exemple qu’il a toujours donné. Qu’on soit en monarchie ou en république, qu’il s’adresse à des laïques ou à des clercs, le conseil est toujours bon.


HAUSSONVILLE