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Le 15 mai, l’assemblée nationale était envahie par ce même peuple de Paris, qui onze jours auparavant acclamait la république et Lacordaire. Laissons-le raconter lui-même l’impression qu’il en ressentit : « Nous demeurâmes trois heures sans défense, contre l’opprobre d’un spectacle où le sang ne fut pas versé, où le péril peut-être n’était pas grand, mais où l’honneur eut d’autant plus à souffrir. Le peuple, si c’était le peuple, avait outragé ses représentans sans autre but que de leur faire entendre qu’ils étaient à sa merci. Il n’avait pas coiffé l’assemblée d’un bonnet rouge comme la tête sacrée de Louis XVI ; mais il lui avait ôté sa couronne, et il s’était ôté à lui-même, qu’il fût le peuple ou qu’il ne le fût pas, sa propre dignité. Pendant ces longues heures, je n’eus qu’une seule pensée, qui se reproduisait à toute minute sous cette forme monotone et implacable : la république est perdue. »

Pour Lacordaire lui-même, le péril fut un instant plus grand qu’il ne l’a jamais su. « Vois-tu là-bas ce vautour ? dit un homme du peuple à un de ses camarades, j’ai bien envie d’aller lui tordre le cou. » « La comparaison me parut admirable, ajoute obligeamment Tocqueville, qui raconte l’anecdote dans ses Souvenirs. Le cou long et osseux de ce père sortant de son capuchon blanc, sa tête pelée, entourée seulement d’une houppe de cheveux noirs, sa figure étroite, son nez crochu, ses yeux rapprochés, fixes et brillans, lui donnaient en effet avec l’oiseau de proie dont on parlait, une ressemblance dont je fus saisi. »

Le coup était rude, et la désillusion fut aussi complète que rapide. D’un coup d’œil il mesura la profondeur de l’erreur où il était tombé. Il comprit que le peuple, qu’il avait rêvé de réconcilier avec l’Église, n’était pas disposé à se laisser gouverner par elle ; il comprit que si, en partie grâce à ses efforts, le nombre des catholiques était beaucoup plus grand en France qu’au lendemain de 1830, cependant c’était chimère de compter sur une majorité purement catholique ; il comprit enfin que ses rêves généreux de fraternité sociale étaient menacés par des passions auxquelles il serait impossible de ne pas opposer la force, que l’ère des luttes violentes allait commencer, et que les cruelles nécessités de ces luttes mettraient à une trop rude épreuve le représentant d’un Dieu de miséricorde. Comme il avait reconnu et proclamé son erreur de 1830, avec la même franchise, avec la même loyauté, il reconnut et proclama son erreur de 1848. Trois jours après les événemens du 15 mai, il adressait au président de l’assemblée nationale et aux électeurs des Bouches-du-Rhône une lettre par laquelle il annonçait sa démission. « L’expérience lui avait montré, disait-il dans sa lettre au président, qu’il arriverait mal à concilier dans sa personne les devoirs