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comprendre les sentimens qui l’animaient alors, il faut se rappeler certains incidens qui marquèrent l’établissement de la seconde république en France. De même qu’au lendemain des événemens qui amenèrent la chute de la restauration, le clergé catholique avait eu à souffrir de son alliance trop étroite avec un régime devenu impopulaire, de même il bénéficia de l’hostilité sourde, mais constante qu’il avait témoignée au régime de juillet. Dans plus d’une localité, les curés s’étaient jetés avec ardeur dans le mouvement républicain, et on devait les voir bientôt bénissant les arbres de la liberté. Mais de tous ces incidens il y en eut un qui dut surtout frapper Lacordaire et qui a été maintes fois raconté. Lors du sac des Tuileries, quelques-uns des insurgés qui avaient pénétré dans la chapelle de la reine Marie-Amélie s’emparèrent d’un crucifix qui s’y trouvait. Mais, au lieu de se l’approprier, ainsi qu’ils firent des maints objets appartenant à la famille royale, ils le portèrent solennellement à l’église Saint-Roch, et sur le passage de cette procession singulière plus d’un front se découvrit respectueusement. Cette manifestation inattendue ne put manquer de frapper vivement une imagination aussi impressionnable que celle de Lacordaire, et elle contribua sans doute à faire naître chez lui cette illusion qu’il allait voir se réaliser le rêve de sa jeunesse, l’alliance de l’Église et de l’État dans la liberté, ou plutôt l’État acceptant librement la direction morale de l’Église. N’oublions pas, en effet, que si l’engrènement (suivant son expression) était à ses yeux intolérable et odieux, la séparation ne lui semblait qu’un remède sublime, et que l’idéal demeurait la supériorité de la société spirituelle sur la société matérielle. « Ce système, ajoutait-il dans la lettre à M. Foisset, que j’ai déjà citée, est tellement modérateur du peuple et du pouvoir qu’une nation vraiment chrétienne n’en a jamais compris d’autre et qu’elle s’y jette d’elle-même sans y penser. » Mais ce système ne lui paraissait applicable que le jour où rois et peuples le demanderaient à deux genoux. Ce jour était-il arrivé ? L’Église allait-elle gouverner les peuples comme, au moyen âge, elle avait régi les rois ? Allait-elle, dans une république catholique, jouer ce beau rôle de modératrice de la liberté ? Lacordaire le crut, et cette espérance peut seule expliquer l’impétuosité avec laquelle il se jeta au plus fort de la mêlée.

Dès le lendemain même de la catastrophe, il donna un gage éclatant de son adhésion au nouveau régime. Pour la première fois, il devait prêcher, à Paris, la station du Carême, ses conférences ayant eu lieu jusque-là pendant l’Avent. Il avança spontanément, d’accord avec l’archevêque, l’ouverture de la station, qu’il