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un édifice qui appartient à l’État, vous seriez libres à jamais de ces orgies du pouvoir. La maison de Dieu serait inviolable parce qu’elle serait la maison d’un citoyen. On ne la regarderait plus comme un lieu communal propre à y parquer des moutons en vertu du droit de vaine pâture, et si un sous-préfet avait la folie d’y envoyer un cadavre par un peloton de la garde nationale, toute la France, aujourd’hui insensible à vos injures, se soulèverait d’indignation contre lui, car il attaquerait la liberté de tous dans votre liberté. Loin de là, qu’arrive-t-il ? L’homme qui a bravé tant de Français dans leur religion, qui a traité un lieu où les hommes plient le genou avec plus d’irrévérence qu’il ne s’en serait permis à l’égard d’une étable, cet homme, il est au coin de son feu tranquille et content de lui. Vous l’auriez fait pâlir, si, prenant votre Dieu déshonoré, le bâton à la main et le chapeau sur la tête, vous l’eussiez porté dans quelque hutte faite avec des planches de sapin, jurant de ne pas l’exposer une seconde fois aux insultes des temples de l’État. »

Ainsi, pour assurer l’indépendance de l’Église, pour la retirer de l’état d’engrènement, il fallait d’abord qu’elle abandonnât ses temples et qu’elle s’établît dans des huttes de sapin. Mais ce n’était pas assez. Ce qui aux yeux de Lacordaire constituait l’humiliation suprême, ce qui maintenait le clergé dans un véritable état de vasselage, c’était le salaire. Il ne laissait passer aucune occasion de montrer aux prêtres ses frères dans quelle situation humiliante les mettait vis-à-vis du gouvernement la nécessité de passer tous les mois à la caisse du percepteur. La maladresse des nouveaux fonctionnaires lui fournissait souvent quelqu’une de ces occasions. C’est ainsi que plusieurs prêtres du Jura continuant de se refuser à prier pour le roi, le préfet du département avait cru devoir leur adresser une proclamation dans laquelle, après avoir déclaré que la loi est la divinité des peuples et que son pouvoir s’étend partout et sur tout, il les engageait à se souvenir qu’on ne doit pas recourir aux bienfaits de l’État lorsqu’on se met en hostilité avec lui. Lacordaire relevait ce langage avec hauteur, et s’adressant non pas seulement aux prêtres du Jura, « mais à tous ceux qui prient Dieu avec un cœur d’homme, » il leur disait : « Priez pour le roi ; priez pour sa famille, pour le repos de son règne et la tranquillité du monde, non pas à cause de votre préfet, mais à cause de Dieu qui le commande, à cause de vos premiers aïeux qui priaient ainsi. Du reste, sentez profondément l’indignité du langage que l’on vous tient, et voyez ce que vous coûtent les millions de l’État. » Et il continuait en montrant les ministres exigeant des prêtres des prières dont leur conscience ne serait pas juge et répondant à leurs réclamations