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gouvernement de juillet n’avait pas toujours choisi ses agens avec beaucoup de discernement. Il en avait demandé quelques-uns à cette bohème politique ou littéraire qui, dès que l’occasion s’en offre à elle, se rue aux fonctions publiques et montre tant d’empressement à endosser les habits brodés. Le sous-préfet d’Aubusson devait être du nombre. S’inspirant, sans doute, des souvenirs du commissaire de police qui, quinze ans auparavant, avait ceint son écharpe pour enjoindre au curé de Saint-Roch de procéder à l’enterrement religieux d’une actrice célèbre, ce sous-préfet avait voulu forcer le curé d’une petite commune de son arrondissement à recevoir dans son église le corps d’un libre penseur notoire, et, comme le curé s’y était refusé, il avait fait fracturer les portes du temple et introduire de vive force le cercueil dans l’enceinte sacrée. Certes, le scandale était grand, et Lacordaire avait raison de le relever. Il le fit en termes d’une virulence excessive, mais d’une singulière éloquence. « Catholiques, disait-il, un de vos frères a refusé à un homme mort les prières et l’adieu suprême des chrétiens. Votre frère a bien fait. Sommes-nous les fossoyeurs du genre humain ? Avons-nous fait un pacte avec lui pour flatter ses dépouilles, plus malheureux que les courtisans auxquels la mort du prince rend le droit de le traiter comme le méritait sa vie ? Votre frère a bien fait. Mais une ombre de proconsul a cru que tant d’indépendance ne convenait pas à un citoyen si vil qu’un prêtre catholique. Il a ordonné que le cadavre serait présenté devant les autels, fallût-il employer la violence pour le conduire et crocheter les portes de l’asile où repose, sous la protection des lois de la patrie, sous la garde de la liberté, le Dieu de tous les hommes et du plus grand nombre des Français. Un simple sous-préfet, un salarié amovible a envoyé dans la maison de Dieu un cadavre. Il a fait cela tandis que vous dormiez tranquilles sur la foi jurée le 7 août, tandis que l’on exigeait de vous des prières pour bénir dans le roi le chef de la liberté d’une grande nation. Il a fait cela devant la loi qui déclare que les cultes sont libres, et qu’est-ce qu’un culte libre si son temple ne l’est pas, si son autel ne l’est pas, si on peut y apporter de la boue les armes à la main ? Il a fait cela à la moitié des Français, lui, ce sous-préfet. »

Lacordaire se demandait ensuite ce qu’en présence de cet affront devaient faire les catholiques. L’église de la commune devait être abandonnée, car un lieu qui est à la merci du premier sous-préfet et du premier cadavre venus n’est plus un lieu saint. Mais toutes les églises de France devaient être abandonnées également. «  Si vous mettiez, s’écriait-il, vos autels dans une grange qui fût à vous, au lieu de les mettre dans