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maintes reprises, la question qui s’est posée devant la France depuis le commencement du siècle et qui se dresse encore aujourd’hui devant nous, divisant non seulement les esprits, mais les consciences. L’étude qu’on va lire n’a aucunement la prétention de traiter d’une façon doctrinale cette question délicate. Mais il a semblé qu’un certain intérêt pouvait s’attacher au point de savoir comment l’avait pour sa part comprise et résolue un homme qui n’a pas été seulement un des orateurs les plus éloquens, mais encore un des caractères les plus fiers et l’un des esprits les plus indépendans de ce siècle. À trois époques différentes, en 1830, en 1848 et en 1852, Lacordaire a vu, sur les ruines d’un régime reconnu par l’Église, s’établir un régime nouveau que l’Église a reconnu également. Quels conseils, durant ces heures de crise, a-t-il donnés aux catholiques ? Quelle ligne de conduite a-t-il souhaité leur voir suivre ? Comment a-t-il jugé celle qu’ils ont adoptée effectivement ? Ses œuvres et ses lettres vont nous l’apprendre. Les consultations du passé n’offrent pas seulement l’intérêt que présente toujours l’histoire. Parfois elles peuvent encore éclairer le présent d’un vif rayon.


I.

Lacordaire avait vu sans plaisir, mais aussi sans regrets, la révolution de 1830. Bien que sa mère, royaliste ardente, lui eût donné en souvenir du Béarnais le nom d’Henri, la famille dont il sortait était, comme on disait alors, libérale, c’est-à-dire, en réalité, mi-républicaine, mi-bonapartiste. Au collège de Dijon, où il avait été élevé, les écoliers étaient fort divisés d’opinions et leurs divisions se traduisaient jusque dans leurs jeux. Deux camps se formaient pendant les récréations, le camp des royalistes d’un côté, le camp des républicains et des bonapartistes de l’autre, et chaque parti, s’attelant aux deux extrémités d’une corde, tirait sur cette corde à qui se montrerait le plus fort. Henri Lacordaire tirait toujours du côté républicain et bonapartiste. De collégien devenu jeune homme, il subit cependant des influences qui le rattachèrent à la monarchie, et ce furent, dans la société d’études dijonnaises à laquelle il appartenait, des salves d’applaudissemens, des larmes de joie et des embrassades, quand, avec toute la solennité de la jeunesse, il déclara qu’il acceptait les Bourbons et la charte. Mais ce n’était de sa part que mariage de raison. Le goût n’y était pas. Devenu catholique et prêtre, il était demeuré libéral, et sa fermeté dans des convictions qu’aucun de ses confrères ecclésiastiques