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Russie devait prendre » au maintien de la puissance britannique, put se convaincre que ses plaintes ne produisaient plus d’effet sur les conseillers de la tsarine. Panine lui répondit même sans détour que, si la Grande-Bretagne se trouvait dans une situation critique, elle s’était attiré ses malheurs par sa conduite altière et par sa tyrannie sur les mers, en l’avertissant qu’elle ne pouvait compter « ni sur la modération de ses amis, ni sur l’assistance de ses ennemis. » Le revirement fut plus officiellement caractérisé par les instructions données, le 12 juillet 1779, à Simolin, qui remplaçait Moussine-Pouchkine à Londres. L’impératrice, en lui prescrivant à la fois de se laisser guider par les ordres transmis à ses prédécesseurs et de « s’en tenir exclusivement à des généralités indéfinies, » avait soin de le prévenir qu’il ne pouvait plus même être question d’alliance avec la Grande Bretagne : « Il s’est produit, poursuivait-elle, de nombreux et importans changemens. » « Pour ce qui est avant tout de la France, nos relations avec cette puissance se sont sensiblement améliorées dans ces derniers temps. Nous lui sommes redevables de ses bons offices auprès de la Porte en vue d’amener une solution parfaite et définitive de nos différends avec elle… Nous ne lui sommes pas moins obligés pour l’empressement et la confiance avec lesquels elle s’est mise à notre disposition pour régler, — de concert avec nous, — les différends soulevés par les embarras que l’héritage de Bavière a provoqués. » — La continuation de l’entente avec le roi très chrétien devait donc être regardée non-seulement comme « agréable, » mais comme « utile. » Suivait un ordre de plaider toutes les causes du Danemark[1] et d’épouser tous ses griefs comme s’ils étaient ceux de la Russie.

Cependant Harris, on ne peut mieux renseigné, comprenait la gravité du péril. Il obtint de Catherine II, par la protection du prince Potemkin, une conversation secrète au cours d’un bal masqué, dans un salon privé, qu’il a racontée lui-même avec de grands détails[2]. Cette entrevue, dont quelques particularités offrent un certain intérêt pour l’histoire anecdotique du règne, mérite à d’autres égards qu’on la signale ; d’abord parce que l’impératrice, dont le sens politique était contesté par son interlocuteur, y sut jouter avec une remarquable dextérité d’esprit contre un des premiers diplomates du siècle, ensuite parce que l’entretien lui-même eut de graves conséquences, mais bien différentes à coup sûr de celles que l’ambassadeur avait pu souhaiter. Harris y suggéra

  1. « Notamment celles qui se rapportent aux explications désagréables motivées par les prises de corsaires anglais. » (Rescrit impérial.)
  2. Lettre à lord Weymouth (20 septembre 1792).