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« sacrifice des conquêtes faites dans cette guerre par les armes russiennes[1], » abdiqua du même coup la prépondérance acquise à son empire dans les conseils de l’Europe et fit feu, sans crier gare, sur les alliés de la veille. Si Pierre le Grand avait pu reprendre pour une heure, au printemps de 1762, les rênes du gouvernement russe, son premier acte eût été sans doute de déchirer les étonnantes instructions données par Pierre de Holstein au représentant de la Russie près le cabinet de Saint-James, qui tendaient à pousser de vive force la Grande-Bretagne dans la nouvelle alliance russo-prussienne en faisant pressentir une nouvelle rupture de toutes les relations, même commerciales, pour le cas où George III ne subordonnerait pas toutes ses démarches et tous ses plans de conduite aux intérêts immédiats de la Prusse[2]. Mais la Russie ne devait pas conserver longtemps un empereur dont la suprême ambition avait été « d’obtenir un régiment » dans l’armée de Frédéric II. Elle entendait, ainsi que Catherine II le prouvera bientôt à l’Europe, ne dépendre que d’elle-même.


III

Le règne de Catherine II débute par un échange de complimens entre l’Angleterre et la Russie. En septembre 1762, les ministres de George III répètent au comte A.-R. Voronbrof, représentant l’impératrice à Londres, qu’il n’y a pas d’alliance plus naturelle que celle de ces deux puissances, « toute acquisition faite par l’empire de Russie et toute augmentation de sa considération en Europe ne pouvant qu’être agréables au roi d’Angleterre et tout à l’avantage de la Grande-Bretagne elle-même. » Catherine, de son côté, se déclare prête à rendre « l’entente » entre les deux États « la plus complète possible. » Mais les difficultés commencèrent dès qu’il fallut passer des complimens aux actes. Catherine II n’avait ni l’amitié d’Elisabeth Petrovna pour la France, ni l’enthousiasme passionné de son défunt mari pour le roi de Prusse ; elle ne se considérait, au fond du cœur, comme « l’alliée naturelle » de personne, et le seul intérêt de l’empire allait, selon les circonstances, dicter ses déterminations politiques.

C’est ce qu’elle ne tarda pas à prouver, car il s’agit, aussitôt après son avènement, comme au début de plusieurs autres règnes,

  1. Déclaration du 8 février 1762, insérée au tome Ier du Recueil des traités, p. 307.
  2. « En les lisant, on pourrait croire qu’elles ont été écrites sous la dictée du comte Goltz, ministre de Prusse à Saint-Pétersbourg. » (De Martens, notes sur les traités de commerce du 1er juillet 1766, t. II, p. 215.)