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prêter l’oreille à cet étrange dialogue, quelquefois interrompu, mais souvent repris depuis le règne d’Ivan IV, entre la Russie, demandant une alliance politique, et la Grande-Bretagne, revendiquant des avantages commerciaux. Dès le printemps de 1733 et pendant dix-huit mois, le prince Cantémir sollicite inutilement l’envoi d’une escadre anglaise dans la Baltique, pendant que le roi George, se retranchant derrière son parlement ou son peuple, réclame un pacte exclusivement commercial. Bref, la Russie finit par tout accorder à qui lui refusait tout. Le traité de commerce auquel aspirait depuis si longtemps l’Angleterre est conclu pour quinze ans le 2 décembre 1734. Cet acte mémorable prévoyait tout, résolvait tout et fondait définitivement l’empire commercial de l’Angleterre dans l’empire des tsars. La Russie espérait assurément qu’on ne lui marchanderait plus un traité d’alliance politique. Mais sa déception fut immédiate et Cantémir, toujours muni des mêmes instructions, entendit encore pendant quatre ans le refrain qu’il connaissait si bien : « Les us et coutumes du peuple anglais liaient les mains aux ministres britanniques et les obligeaient à user de la plus grande prudence dans le maniement de leurs affaires ; » d’où le résident russe concluait, en observateur judicieux, que le gouvernement anglais préférait « sa sécurité aux intérêts généraux de l’Europe. »

Tout à coup, en septembre 1738, un revirement s’opère dans les conseils de sa majesté britannique. George II, recevant le prince Scherbatow, qui venait de remplacer Cantémir à Londres, lui témoigne à la fois le désir de défendre l’inviolabilité des possessions autrichiennes et l’intention de resserrer les liens d’amitié qui l’unissent à la tsarine. Ce n’est pas un simple échange de politesses ; ce langage est sincère, et l’Angleterre offre elle-même l’alliance qu’elle avait si longtemps repoussée. La clé de ce mystère est à Constantinople.

La diplomatie française venait d’y remporter un succès imprévu. L’Autriche et la Russie avaient déclaré successivement, en 1736 et en 1737, la guerre à la Turquie, envahi son territoire, et s’apprêtaient, selon toute vraisemblance, à démembrer l’empire ottoman. Le marquis de Villeneuve, qui représentait la France auprès de la Porte, avait profité très habilement de quelques échecs subis par les troupes autrichiennes pour ranimer le courage des Turcs, semer la division entre les deux cours impériales, déterminer l’Autriche à poser séparément les armes, négocier une convention défensive entre le sultan et Stockholm, enfin pour préparer une diversion des Suédois contre Saint-Pétersbourg. La Russie, qui venait de conquérir la Moldavie, jugeait prudent de s’arrêter et d’accepter notre médiation. Dès lors, elle rétablissait des rapports diplomatiques avec la France en nommant Cantémir ambassadeur à Versailles, et