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tsar et du roi de Danemark : il nous est impossible d’assister à la ruine complète et à l’anéantissement d’une nation à laquelle nous avons été si étroitement alliés pendant de si longues années. » Les envoyés britanniques étaient d’ailleurs expressément chargés de se borner à certaines protestations générales d’amitié toutes les lois qu’il serait question d’accords politiques, alors même qu’ils solliciteraient de nouveaux avantages commerciaux pour leurs compatriotes. On prêtait à Whitworth un aveu dépouillé d’artifice : « Les avantages commerciaux, aurait-il dit, sont le seul anneau qui puisse unir la Russie à l’Angleterre. » Pierre le Grand, qui voulait substituer à l’empire asiatique du moyen âge une grande monarchie européenne, était donc amené, par la force des choses, à combiner un autre système d’alliances.

À la fin de l’année 1716, il quitta la Russie sans annoncer officiellement le but de son voyage et se rendit d’abord en Hollande. Dès son arrivée, les ministres de l’Angleterre et de l’Autriche tentèrent de pénétrer ses projets et lui transmirent un message de réconciliation, mais il leur fit des réponses évasives et ne s’ouvrit qu’à Châteauneuf, notre ambassadeur à La Haye. Le prince Kourakine informa confidentiellement, dès le 13 janvier 1717, le représentant du gouvernement français que « le tsar, d’accord avec le roi de Prusse, avait reconnu l’utilité de former des liaisons avec la France, qu’il y était entièrement disposé, qu’il souhaitait la conclusion d’un traité et tenait à ce que l’affaire se négociât immédiatement sous ses yeux. » Huit jours après, cette communication fut officiellement renouvelée[1]. On sait d’ailleurs que la France venait précisément de conclure, au début de l’année 1717, le traité de La Haye avec la Grande-Bretagne et les Provinces-Unies « pour le maintien de la paix générale, » c’est-à-dire pour ôter à l’Espagne toute velléité de recouvrer ses possessions italiennes, et pour prévenir un retour offensif de l’Autriche contre Philippe V. La proposition de Pierre le Grand surprit donc le régent et dut l’embarrasser. Néanmoins il enjoignit à Châteauneuf d’ouvrir les négociations. Mais que faire et quel parti prendre ? Allait-on dédaigner l’amitié de cette naissante et déjà terrible puissance qui, selon le mot de Frédéric II, devait faire, avant la fin du siècle, trembler toute l’Europe, et rejeter ainsi le tsar vers nos ennemis de l’Europe centrale ? En témoignant à la Russie un empressement trop marqué, n’allions-nous pas froisser George Ier, notre nouvel

  1. Archives du ministère des affaires étrangères de France. Dépêches de M. de Châteauneuf en date du 14 et du 21 janvier 1717.