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contre l’administration. Nous sommes cernés. M. d’Auria, qui n’a pas besoin de monter sur une borne pour être aperçu et entendu de tous, étend le bras, et fait un discours. Il est justement adossé à une masure en démolition. Il explique la nécessité des travaux, comment cela sera mieux plus tard, et comment il faut supporter le présent. On voit qu’il est très aimé. Les groupes fondent, et nous laissent. La suppliante parle maintenant à voix basse, et s’en va presque satisfaite. Je rejoins M. d’Auria. « Vous voyez, me dit-il, si je manque d’occupation ! Tous les jours, je viens dans le quartier. Il le faut bien : tant d’affaires ! — Ce sont vos électeurs ? — La plupart, non. Vous pensez que tout ce monde ne sait ni lire ni écrire, et ne paie pas 5 francs d’impôt. — Mais enfin, comment vous en tirez-vous ? Cette femme, par exemple, qui n’avait pas où dormir ce soir, lui avez-vous trouvé un logement ? — Évidemment non. Mais je trouve toujours un peu d’argent. Je quête chez mes amis, et les choses s’arrangent. Nos Napolitains sont si résignés, si faciles ! Vous l’avez vue : elle souriait en s’en allant. Les pauvres gens ont de la peine à rencontrer un soutien. Les avocats, les fonctionnaires, les policiers ne les écoutent guère. Moi, je les écoute, et ils m’aiment bien. »

Nous remontons, par des détours, à travers les décombres, vers les quartiers dont le prolongement va engloutir ceux que nous venons de visiter. Quelqu’un me raconte la dernière épidémie de choléra : « Imaginez, monsieur, qu’il mourait là, dans les maisons dont nous foulons les débris, et, dans les fondachi dont vous sortez, plus de mille personnes par jour. Dès le début même, le mal fut terrible, et vous n’en devineriez pas la cause ? La loterie, monsieur. Vous connaissez la passion du peuple napolitain pour le lotto. Vous savez également qu’il joue de préférence sur certains numéros et notamment sur ceux qu’il nomme les chiffres de la Madone, 8, 13 et 84. Or, le 30 août 1884, l’ambo de la Madone sort au tirage. Le Naples misérable exulte. Chacun gagne 10, 15, 20 francs. Et, le lendemain dimanche, il fallait voir tout ce peuple d’affamés et d’assoiffés manger et boire. Les cabarets, les auberges, ne désemplirent pas jusqu’au soir. Les marchands de melons et de sorbets furent dévalisés ; mais, dès le lundi, subitement, le choléra, qu’on croyait bénin, se révélait par 350 cas foudroyans. »

Évidemment, toutes ces ruelles, ces cours empestées que nous laissons, ne méritent pas un regret, et l’idée de lancer une nouvelle ville par-dessus de tels quartiers n’est pas mauvaise en soi. Bien au contraire. Mais ces avenues que nous apercevions d’en bas, tout à l’heure, nous les parcourons à présent, et la grande objection, déjà signalée par mes compagnons de route, me frappe plus