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déjà signalé la liaison avec ce que contiennent de « monstruosité, » dans le sens latin du mot, tant de pièces des Contemplations ou de la Légende des siècles. Cette faculté est voisine de celle que nous avons nous-même essayé de définir en attirant l’attention sur ce que nous trouvions de « cyclopéen » ou de « préhistorique » dans l’imagination d’Hugo. Le long travail d’analyse qui, depuis déjà tant de siècles, semble avoir eu pour terme de nous apprendre à distinguer nos idées d’avec les sensations qui en sont le point de départ, et nos sensations elles-mêmes d’avec les objets qui en sont l’occasion, tout ce travail a d’abord été comme nul ou non avenu pour Hugo ; et parce qu’elle est d’un primitif, c’est pour cela que cette confusion en lui de l’objet, de la sensation, et de l’idée, est d’un poète unique parmi nous, et dans notre littérature. « Il ne s’est pas probablement rencontré, dit à ce propos M. Renouvier, depuis la haute antiquité aryenne, aucun génie doué au même degré du pouvoir et de la passion de personnifier les idées et les choses, et de se les représenter en vivantes images. » C’est ce qui explique également ce que l’on rencontre si souvent d’étrange puérilité, mais si souvent aussi de pensée profonde et féconde sous la seule expression de ses sensations et sous la splendeur de ses métaphores. Nomina numina, disaient naguère nos mythologues : l’Olympe grec et le Walhalla scandinave ne sont peuplés que de calembours.

Ne peut-on pas aller plus loin ? M. Renouvier, lui, s’est arrêté là, content d’avoir prouvé, par de nombreux exemples, qu’aucun poète en ce siècle n’avait eu plus qu’Hugo le don qu’Aristote a loué chez Homère « de rendre énergiquement l’acte, » de « personnifier, » d’animer l’intangible ou l’inconcevable ; et je songeais là-dessus que Renan, qui ne reconnaissait qu’à son ami Quellien le don « d’inventer des mythes, » eût pu faire son profit de ce chapitre de M. Renouvier ! Mais M. Mabilleau a voulu faire un pas de plus. Si l’imagination d’Hugo est comme obsédée de certaines images, — « de lions et d’aigles » par exemple, comme celle de Lamartine l’est « d’anges et de cygnes, » - la raison n’en est pas, selon toute apparence, dans la familiarité qu’ils ont entretenue, Lamartine avec les anges, ou Hugo avec les lions, mais plutôt dans l’espèce particulière de leur sensibilité, pour ne pas dire dans la nature de leur appareil cérébral. Précisons encore davantage. Le poète des Méditations et des Harmonies ne semble avoir vu dans le monde que ce qui coule, ou qui glisse, ou qui court, ou qui passe, ou qui vole, ou qui flotte, ou qui plane ; mais, au contraire, des « pics, des crics, des scies, des villes, des blocs, des rocs, des crocs, des dards, des arcs, des flèches, des brèches, » voilà ce qui se dégage d’abord pour Hugo de la vision de la nature. Qu’est-ce à dire ? Sinon qu’en dernière analyse ce n’est pas à la nature qu’on demande la raison des caractères de leur poésie. Ou, en d’autres termes, leurs idées ne différent