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plus de souplesse ; elle demande aussi plus de désintéressement. Puisque tout change autour de nous et en nous, il nous faut savoir profiter de notre propre expérience et de celle des autres. N’est-ce pas un bien sot orgueil que celui de n’avoir pas varié, s’il consiste à se faire gloire de n’avoir, après tout, ni vécu, ni réfléchi, ni lu ! d’être encore à cinquante ans ce que l’on était à vingt cinq ! et de mourir captif des préjugés qu’on avait emportés du collège, ou trouvés dans son berceau ! Je laisse aujourd’hui de côté les questions de morale. Mais dans les questions de littérature et d’art, l’idéal du critique serait de démêler, pour se l’approprier, le vrai même de tous les paradoxes. Curieux de tout ce qui s’imprime et de tout ce qui se dit, on voudrait qu’il discernât dans les opinions les plus opposées aux siennes ce que les unes et les autres ont souvent au fond de commun. Fussent-elles contradictoires, il ne jetterait pas pour cela le livre ou le journal ! Car, pourquoi n’admettrait-il pas que, les sujets qu’il croit le mieux connaître, un autre, qui les connaît moins, ne laisse pas de pouvoir lui en apprendre quelque chose encore ? Refusera-t-il d’en faire son profit ? C’est malheureusement ce que nous voyons trop souvent. On ne veut pas se déjuger. On se rend le prisonnier de soi-même. On se préfère à la vérité qu’on n’a pas découverte. Mais combien serait-il plus intelligent, — et, qui sait ? plus habile aussi, — de s’en emparer pour y mettre sa marque ! Les questions avanceraient e la sorte ; la critique ne tournerait pas toujours dans le même cercle ; l’histoire alors aurait vraiment quelque chose de vivant et vraiment d’organique.

Je faisais ces réflexions en lisant récemment, deux Victor Hugo, — qui viennent de paraître, - l’un de M. Renouvier, et l’autre de M. Mabilleau, dans la collection des Grands écrivains français. M. Mabilleau n’est pas un inconnu pour nos lecteurs, et je ne crois pas avoir besoin de leur dire quel est M. Renouvier. Ce sont deux « philosophes » et, comme tels, j’attendais d’eux, sur Victor Hugo, des « vues » nouvelles, pour confirmer ou corriger les miennes. Si quelque géomètre ou quelque physicien s’expliquait un jour sur Hugo, c’est ainsi que je les lirais avec le même empressement. Connaissez-vous rien de plus instructif que quelques pages du Journal d’Eugène Delacroix sur la musique de Meyerbeer ou sur la tragédie de Racine ?… Et je n’ai pas été tout à fait déçu dans mon attente ; j’ai trouvé de précieuses indications dans le livre de M. Renouvier ; j’en ai trouvé davantage encore dans celui de M. Mabilleau. Si peut-être elles y sont trop enveloppées, c’est justement notre affaire de les débrouiller, et puisque j’ai moi-même, ici ou ailleurs, parlé souvent d’Hugo, c’est précisément ce que je n’en ai pas dit, que je voudrais dire aujourd’hui d’après M. Mabilleau et d’après M. Renouvier.

Ne revenons pas toutefois sur la question du romantisme, de ses origines, de sa définition ; et ne nous demandons pas qui des deux a