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la parole en se nommant et me dit que la paix était faite entre le roi et les états-généraux ; que dans la journée (il était une ou deux heures du matin), le roi se rendrait à Paris, et que lui était porteur d’une lettre du président de l’assemblée au président de la municipalité pour annoncer ces grandes nouvelles. « Où est votre lettre ? » lui répondis-je. Il me la présenta, et moi, sans autre commentaire, j’en brisai le cachet et je la lus. Jamais je n’ai pu me rappeler sans rire cette inconvenance, qui me parut la chose du monde la plus légitime et la plus simple, et qui l’était, parce que dans cet état d’anarchie où le pouvoir se divise sans s’affaiblir, quelque chose que l’on fasse, on a presque toujours raison par là même qu’il n’existe plus personne qui puisse vous donner tort. Quoi qu’il en soit, ma lecture faite, et convaincu de la vérité des nouvelles que j’avais reçues, je rendis la lettre à M. de Lally-Tollendal, assez étonné, par parenthèse, de ma hardiesse ; je le priai, ainsi que ses collègues, de remonter en voiture, et je les prévins que, pour assurer leur marche, je les escorterais jusqu’à ce que je pusse les remettre à un autre détachement. Je les accompagnai de cette sorte jusqu’au pont Royal, où nous aurions été canonnés, comme j’avais manqué de l’être la veille si je n’avais eu la précaution de me faire précéder par une avant-garde. En effet, à soixante pas en avant du pavillon de Flore, deux pièces de canon se trouvaient en batterie sur le quai des Tuileries ; un bataillon entier occupait le pont Royal ; deux cents hommes de ce bataillon furent détachés et escortèrent jusqu’à l’Hôtel de Ville la députation, que je remis à leur sauvegarde.

Enfin, après quelques heures de repos, je concourus à border la double haie de Parisiens armés, à travers les vivats desquels le roi se rendit à l’Hôtel de Ville, puis revint à la barrière des Bonshommes. Pendant ce temps, le comte d’Artois, que la peur rendit toute sa vie capable de tout au monde, et que d’après cela on pourrait nommer le crâne des lâches, décampait à toutes jambes : de cette sorte il fut le premier des émigrés.

Ainsi se termina cette campagne de cinq jours ; elle commença pour moi le service de cette garde nationale qui, comme je l’ai dit, forma si rapidement une véritable armée et devint l’exemple et le modèle de toutes les gardes nationales de France[1].


La royauté continuait à lutter cependant, et ce qu’elle sacrifiait avec le plus de peine et de regret, c’étaient ses antiques usages. Thiébault nous conte à ce sujet une bien curieuse et singulière anecdote qui semble venir là tout exprès pour être mise en

  1. Dans les Mémoires de Pasquier, t. Ier, p. 57, 58, 59, se trouve exprimée une opinion analogue sur la garde nationale de Paris.