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devoir. Il a ses chevaux et sa loge. On dit son patrimoine entamé. C’est bien possible, et ailleurs qu’en Italie ces choses-là se disent et se voient souvent. Je n’en sais rien, mais il conserve encore seize domestiques. Deux seulement logent au palais : le concierge et sa femme. Les autres sont des gens de journée. La baronne, qui est une élégante, se lève tard. Vers onze heures et demie, elle sort à pied pour faire une passegiata sous les arbres, au bord de la mer, où se promène le prince de Naples. Elle a les yeux très vifs et la pâleur la plus délicieuse. Elle emmène d’habitude ses deux filles, qui sont moins jolies qu’elle ; jamais son mari. Vers une heure, les uns après les autres, le mari, la femme, le fils déjà bachelier et entré dans la vie oisive, reviennent pour déjeuner. Très peu de chose, ce déjeuner : du macaroni aux tomates et de la viande froide, toujours servie sur un dressoir. On se repose. La voiture attend à la porte à cinq heures. Je ne sais si l’on dîne mieux que l’on n’a déjeuné. Mais on repart pour le théâtre ou pour passer la soirée dans le monde, et la famille entière ne rentre au palais qu’après minuit. Le plus surprenant, c’est que le baron se plaint toujours d’être propriétaire dans la campagne du Vésuve. Tout le monde connaît cette campagne admirable, qui s’étend jusqu’à Caserte. On n’en saurait trouver de plus fertile. Elle porte jusqu’à cinq récoltes par an, sans parler de la vendange des vignes qui courent au-dessus de la terre, d’un peuplier à l’autre, en arceaux verts et rouges. La main-d’œuvre n’y coûte presque rien. Cependant un ami m’a affirmé que le fermier n’y devenait pas riche, et qu’il ne payait pas toujours le propriétaire. « Depuis trente ans que j’habite Naples, me disait-il, j’ai toujours constaté le fait sans jamais pouvoir l’expliquer. » Mon baron serait pauvre, alors, pour être par trop propriétaire, payant l’impôt et ne recevant rien. J’y crois peu.

Quoi qu’il en soit, il appartient de droit et de fait à cette aristocratie napolitaine, qui est spirituelle, accueillante, et sait demeurer généreuse même lorsqu’elle est gênée. Comme le peuple de Naples offre précisément les mêmes qualités, avec la misère en plus et la culture en moins, il en résulte que la ville est la plus également aimable de toute l’Italie. Elle est encore celle où la vie est la plus simple, au fond, la moins prisonnière de certaines conventions. Tout le monde se mêle, tout le monde vit un peu dehors, et le respect humain s’en trouve très diminué. Croyez-vous, par exemple, qu’on pourrait rencontrer dans une autre ville, comme je viens de le faire dans celle-ci, à dix heures du matin, dans une des plus belles rues, un troupeau de dindons conduits à travers la foule, et un vieux lieutenant en tenue, marchandant et choisissant lui-même,