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défiler devant lui les trente-six mille hommes qui avaient manœuvré à ses grandes revues ; aucun peintre n’en eut jamais autant et n’aurait mieux profité de ce bonheur.

Le maréchal voulut voir ce portrait ; mon père le lui fit porter et même le lui prêta. Le portrait fut d’abord placé dans le salon et ensuite au chevet du lit du maréchal, où il resta jusqu’à sa mort, époque à laquelle Mme la maréchale de Richelieu le fit reporter chez mon père.


Thiébault nous raconte alors le voyage qu’il fit avec ses parens pour revenir à Paris ; on y relève, tant sur la manière de voyager qu’on avait alors que sur quelques incidens de route, d’intéressans détails.


Notre départ de Berlin fut pénible par tous les liens qu’il brisait. Il commença même assez tristement. Ma mère fut tellement incommodée à Wustermarck, lieu de notre première couchée, que nous faillîmes retourner à Berlin pour attendre le printemps. Cependant elle prit courage, et nous continuâmes notre route. À Magdebourg, où nous logeâmes, nous restâmes trente-six heures chez un ami de mon père, M. de Lalande, avec lequel je vis la douane, l’une des plus belles du monde, la cathédrale, l’arsenal, la maison de ville, la maison du gouverneur, le château et le rempart du Prince, alors la promenade du beau monde.

Nous mîmes treize heures à faire la station de six milles qui sépare Magdebourg de Helmstedt, circonstance d’autant plus notable dans mon souvenir que, pour arriver à Helmstedt, nous traversâmes, pendant trois à quatre heures de nuit, une forêt alors la plus dangereuse de l’Allemagne. Mon père ne se rappela combien elle était redoutée des voyageurs que lorsque le jour baissait. Arrivés au dernier village que nous avions à traverser, il me chargea de prendre des renseignemens, et nous apprîmes qu’il ne se passait guère de semaine sans qu’il y eût quelque assassinat commis dans cette forêt, le refuge des déserteurs de plusieurs États d’Allemagne, auxquels elle sert de confins dans ses soixante lieues de longueur. S’il y avait eu une auberge dans ce village, nous y aurions passé la nuit ; mais il n’y avait qu’un cabaret dont le maître mariait sa fille et ne pouvait recevoir personne. Obligés, faute de gîte, de continuer notre route, mon père se mit avec moi sur le devant de la calèche ; je chargeai les deux paires de pistolets et le fusil que nous avions, et renforcés par un jeune soldat prussien, en semestre dans ce village et armé également d’un fusil de chasse, nous entrâmes dans la forêt. Je me rappelle que j’étais enchanté du rôle que je pouvais jouer en cas d’attaque, et je puis ajouter que des armes à feu n’étaient plus dans mes mains des armes inutiles. Au reste, nos