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patrie avec ses indulgences et ses duretés, ses folies et ses héroïsmes ; on trouve la marque de l’époque révolutionnaire dans ses portraits empreints d’une certaine partialité et presque toujours poussés au noir, comme ceux de Louis XVI et de Marie-Antoinette, dans la facilité avec laquelle il passe d’un bal à une séance de la Convention, d’une aventure galante à un combat.

Et tout cela décrit avec verve, entremêlé d’épisodes joyeux ou tristes, d’impressions de toute sorte contées avec une exubérance qui se répand sans mesure et fait du narrateur le jouet ou la victime des aventures les plus étonnantes, les plus incroyables ! On s’attache à ce témoin si intéressant de ces temps extraordinaires. Avec lui, l’on revit ces années dont les tristesses et les gloires, qui tiennent à l’âme de la France moderne par d’indissolubles liens, se sont en quelque sorte prolongées à travers tout le XIXe siècle.

Sans nous préoccuper des faits secondaires de ce long récit, laissons la parole à Thiébault lui-même pour nous retracer, dans cette première partie de ses Mémoires (1769-1795), quelques-unes des principales scènes dont il fut le témoin : à Berlin où il vit l’apogée de Frédéric le Grand, à Versailles où il assista à l’agonie de la royauté, et à Paris où, après la Terreur, le 13 vendémiaire fit apparaître à ses yeux celui qui devait être Napoléon.


Mes souvenirs militaires ne se réfèrent qu’aux exercices de détail, aux revues de Gesundbrunnen, aux grandes manœuvres du mois de mai, enfin au départ de la garnison de Berlin et d’une partie de l’artillerie de l’armée du prince Henri pour la guerre de Teschen.

Les exercices ordinaires des troupes, qui pendant la belle saison avaient lieu au jardin du roi (der Lusigarten), sur toutes les places publiques et dans toutes les promenades, le parc y compris, n’étaient que des exercices de détail ; dans la ville surtout, ils ne réunissaient guère que des recrues, et c’est là que ces terribles coups de canne, distribués avec une si inhumaine prodigalité, retentissaient de tous côtés et faisaient si justement fuir mon père et gémir tous les témoins, si l’on en excepte ces lieutenans ou ces cadets (Junkers) qui semblaient se former pour être plutôt des bourreaux que des officiers. J’étais bien jeune alors, mais le souvenir de ces exécutions barbares, qui de leur suppression ont reçu leur condamnation dernière, me fait encore horreur.

Les grandes manœuvres du mois de mai où Frédéric étalait tout le luxe de sa puissance militaire ont une réputation qui pourrait dispenser d’en parler, et que, du reste, elles justifiaient entièrement. Qu’on se figure en effet, dans une plaine immense, trente-six mille hommes de troupes superbes, exécutant, à l’aide de manœuvres aussi savantes qu’admirables de précision et d’ensemble, l’attaque du village de Tempelhoff ;