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sept ou huit enfans aveugles-nés qui se trouvent dans cet asile, trois rougissent très facilement[1]. »

Le directeur actuel de l’institution nationale des jeunes aveugles me confirme dans cette opinion : « Un premier point incontestable, m’écrit-il, c’est que les aveugles sont susceptibles de rougir lorsqu’ils sont en présence des voyans, et qu’ils éprouvent une impression vive, agréable ou désagréable. » Et il ajoute : « Je crois bien que cette impression produit les mêmes effets, même si l’aveugle a la conviction qu’il n’est en présence que d’autres aveugles. » — Ainsi ce que nous avions pu prévoir se réalise : les aveugles rougissent ; ils rougissent même devant d’autres aveugles, quoique le fait soit moins net et moins certain.

En même temps ils rougissent moins facilement que nous. Le directeur des jeunes aveugles ajoute les lignes suivantes : « Votre troisième question doit être résolue par l’affirmative ; les aveugles rougissent moins facilement que les clairvoyans et l’on retrouve beaucoup plus de physionomies impassibles chez eux que chez les personnes qui voient clair. »

Ainsi l’expérience est d’accord avec notre théorie.


IV

Nous sommes en mesure maintenant d’apprécier la théorie très ingénieuse, mais incomplète de Darwin. Voici quelle est l’idée de Darwin. D’après lui, la cause qui nous tait rougir, c’est notre propre attention portée sur nous-mêmes ; si je rougis, c’est que, par crainte du jugement d’autrui, ou pour une autre raison, je porte fortement mon attention sur ma personne physique, sur mon visage. « À toutes les époques, hommes et femmes ont attaché, surtout pendant leur jeunesse, une grande importance à l’aspect extérieur de leurs personnes ; ils ont également porté une attention toute spéciale sur l’apparence de leurs semblables. Le visage a été le principal objet de cet examen, bien que, à l’époque où l’homme allait tout nu, la surface entière du corps fût exposée aux regards. Or, toutes les fois que nous savons ou que nous soupçonnons que l’on critique notre personne, notre attention se porte fortement sur nous-mêmes, et surtout sur notre visage. Cela doit avoir très probablement pour effet de mettre en jeu la portion du sensorium qui reçoit les nerfs sensitifs de la face[2]. »

  1. Darwin, Expression des émotions, loc. cit., p. 337.
  2. Id., ibid., p. 373.