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Elle rêvait de léguer à la papauté une royauté italienne. Elle n’avait point prévu de quelles misères et de quel sang l’Église devait payer, durant plus de deux siècles, les libéralités de son testament. Grégoire lui écrivait : « Si je suis aimé comme j’aime, il n’est aucun mortel que vous me préfériez. » Le zèle de la maison de Dieu et la haine de l’empire formaient entre ces deux grandes âmes une communion singulière. Dante, qui n’aimait point le saint-siège, évita de rencontrer Grégoire VII au paradis ; mais il a placé Mathilde devant le char de la Rome mystique, le char de triomphe où est assise sa Béatrice, et l’Italie guelfe a glorifié la grande comtesse comme la première héroïne de son indépendance nationale.

Mathilde rencontra Grégoire VII entre Modène et Reggio. Elle était à cheval, couverte jusqu’à la ceinture d’une cette de mailles dorées. La chevalerie qui l’escortait avait un aspect magnifique. En tête du cortège marchaient douze pages à cheval, portant des clairons d’argent, qui sonnèrent, à la vue de la litière papale, une fanfare guerrière. La comtesse descendit de sa monture et s’apprêtait à se prosterner ; mais Grégoire ne le permit point et l’invita à chevaucher à sa droite. Ils allèrent ainsi jusqu’à Reggio, où l’on fit halte pour le repas de midi. Puis, se tournant vers les montagnes, les voyageurs prirent la route de Canossa. On rentrait dans le désert farouche de l’Apennin. Un vent violent s’était levé du nord, la neige tombait ; les chevaux, glissant sur les sentiers rocailleux, avançaient lentement.

À la tombée de la nuit, Victorien aperçut au loin, au haut d’un promontoire de rochers, toute sombre et planant sur la steppe blanche, la forteresse de Canossa. Un faisceau de tours s’élançait au-dessus de la triple enceinte des murs, vers le ciel livide. Plus haut encore que les tours, attachées à un mât, flottaient côte à côte les deux bannières alliées, Rome et Toscane, qui battaient l’air lourdement, telles que les ailes énormes de quelque oiseau de l’Apocalypse.

Cette citadelle, de figure sinistre, gardait un souvenir très noble. La veuve du dernier roi lombard, Adélaïde, prisonnière de Béranger II, dernier roi d’Italie, s’était échappée par un souterrain de son cachot et s’était réfugiée à Canossa, sous le bouclier d’Azzo, l’aïeul de Mathilde. Assiégée par Béranger, une flèche lui avait apporté le message d’amour d’Otton de Saxe, le futur empereur Otton le Grand, qui venait à sa délivrance, et reçut de la jeune femme la couronne d’Italie.

Mais à cette heure, revêtue par le crépuscule d’une draperie de deuil, Canossa se dressait comme un symbole de terreur.

Alors Victorien se rappela sa première entrée au château du Latran