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L’abbesse prenait alors une figure sévère, car ces chansons lui paraissaient fort mondaines. Mais le grand air l’ayant animée, elle ne tardait pas à conter à son tour quelque légende de couvent sur la sainte ville de Rome, dont les cent campaniles flamboyaient au loin dans la fournaise d’un ciel d’été.

— Il y a de cela fort longtemps, disait-elle. C’était sous un pape Grégoire ou Benoît, je ne sais plus lequel. Ils ont été si nombreux sous ces deux noms que l’on s’y perd.

— Neuf Benoît et sept Grégoire, madame, interrompait Joachim. Votre histoire se passait sans doute au temps de saint Grégoire le Grand ?

— Peut-être, messire ; mais ce temps était fort troublé : sept rois sarrasins, des païens qui adorent Mahomet, c’est-à-dire l’Ante-Christ, assiégeaient Rome avec une armée innombrable. Le pape n’avait avec lui que quelques chevaliers, et la ville était en grand péril. Les païens voulaient tourmenter le pape jusqu’à la mort et détruire ensuite la religion chrétienne. Or, à ce moment même, Rome renfermait, parmi ses habitans, sept sages, d’une sagesse et d’une science extraordinaires.

— Des cardinaux, madame, disait l’évêque, ou des abbés.

Le plus sage des sept, Janus, avait sauvé Rome de sa détresse en paraissant, à l’aurore, sur une tour, vêtu en diable, tout noir, la robe couverte de queues d’écureuils, entre deux monstres de bois, aux yeux rouges, à la langue vermeille ; Janus brandissait une longue épée d’acier, dont il frappait sur la pierre des coups si terribles que des gerbes d’étincelles volaient comme d’un brasier. Les sept rois, en voyant cette merveille, ressentirent une peur incroyable. Ils se dirent :

« Certainement, le dieu des chrétiens est descendu cette nuit au milieu des siens pour les défendre. Nous sommes perdus si nous ne l’adorons ! »

— Et le jour même, disait l’abbesse très émue, le pape versa sur le front des sept rois païens l’eau sainte du baptême, au baptistère de Saint-Jean-de-Latran. Puis ils abandonnèrent leur camp, dont les dépouilles enrichirent les gens de Rome.

Le matin du samedi de Albis, le premier samedi après Pâques, l’évêque dit à son petit monde :

— Aujourd’hui, c’est dans Rome et sur la place de Saint-Jean que nous prendrons le grand air. Vous y verrez des choses nouvelles, le carnaval des gens d’Église, les Laudes de la Cornomannia. Mais vous n’en recevrez point de scandale. Les pauvres clercs ont sur terre des joies trop rares, et le carême, dont ils sortent à peine, est une bien grosse pénitence.

Ce jour-là, les archiprêtres, c’est-à-dire les curés des paroisses,