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enfin, Joachim, monté sur une autre mule des écuries pontificales, un cadeau de Grégoire VII, laquelle s’entêtait à s’arrêter au porche de toutes les basiliques, églises, chapelles et oratoires que l’on rencontrait sur le chemin. Parfois l’abbesse suivait, curieusement secouée dans sa chaise par quatre palefreniers d’humeur joyeuse. On gagnait la voie Prénestine par la porte Saint-Laurent, la voie Latine par la porte Saint-Jean, la voie Appia, bordée de tombeaux, par la porte Saint-Sébastien. La voie Appia était la promenade favorite, la plus longue d’ailleurs, grâce aux traditions ecclésiastiques de la mule pontificale, que l’on ne pouvait arracher à l’église des Saints-Nérée et Achillée, à l’avenue des Catacombes de Sainte-Cécile, à la petite chapelle du Domine que vadis ? Ici, pour prendre patience, l’évêque rappelait la rencontre pathétique de saint Pierre fuyant Rome pour échapper à la mort et de Jésus-Christ allant à Rome, pieds nus, sa croix sur l’épaule.

— Seigneur, où vas-tu ?

— À Rome, pour être crucifié une seconde fois.

Iterum crucifigi, répétait d’une voix grave Joachim, après s’être incliné sur l’empreinte laissée dans une dalle de marbre par le pied du Sauveur. C’était la seconde trahison de saint Pierre. Heureusement, cette fois, il fut éclairé à temps, eut honte de sa lâcheté, et retourna au martyre.

— C’était un bien grand pape, soupirait la bonne abbesse.

— Très grand, madame, répondait l’évêque. Mais je ne lui ai pas encore pardonné le mot qu’il prononça chez Pilate, tandis que les Juifs crachaient à la face de son maître : « Je ne connais pas cet homme. »

Un peu plus loin, en face de la forteresse sépulcrale de Cecilia Metella, dans la prairie, était une humble église dont il ne reste plus aujourd’hui que quelques pans de muraille. Sous les noyers qui ombrageaient l’église, on abandonnait les montures à la surveillance des porteurs de l’abbesse, puis l’on cheminait d’un pas très tranquille sur le pavé antique de la voie Appia. Et, dans ce Campo-Santo des païens, Joachim aimait à parler des temps où Rome n’était pas encore sanctifiée par la croix, mais où son peuple en avait fait la reine du monde. Il ne connaissait guère les Romains que par les vers de Virgile, et il partageait sur le poète les superstitions touchantes de son siècle. Il croyait à Virgile, duc de Naples, enchanteur bienfaisant, un magicien orthodoxe et bon, semblable à Merlin, un prophète égaré parmi les gentils, qui, pareil aux rois mages, avait déchiffré dans le ciel le verbe de la rédemption prochaine. Il avait été lié, à l’époque de sa jeunesse, avec un vieux prêtre attaché jadis à la personne de Sylvestre II, le pape français, ami des livres anciens, que les moines regardèrent comme sorcier