Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/582

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ces montagnards de conserver vivace la rancune contre la France ; longtemps encore ils se découvrirent quand on prononçait devant eux le nom du roi d’Espagne, tandis qu’ils restaient couverts si l’on parlait du roi de France.

Nous sommes presque au terme de notre voyage ; mais comment résister à la tentation de s’offrir l’ascension de la Dole ? De là, le regard plonge sur le lac de Genève, se relève sur la chaîne des Alpes qui se déploie en amphithéâtre ; et puis une voiture conduit de Saint-Cergues à Nyon ; on fait en bateau le tour du lac de Genève, et l’on revient par Bourg, Brou, Nantua, la Cluse. Du haut de ce fort de Joux qui enferma Mirabeau, Toussaint-Louverture, le général Dupont, la vue est infiniment belle, plus belle encore depuis les montagnes voisines : le Suchet, le Noirmont, le Mont-d’Or.

Une dernière étape : Arbois, Poligny, Lons-le-Saulnier, Château-Châlon, pays plantureux, dont les vins valent mieux encore que leur réputation. L’eau peut manquer à la Cuisance, s’il lui plaît, disait-on jadis, les ânes d’Arbois boiront du vin ! Qu’il est traître, ce jus divin, comme il surprend ceux qui n’y sont pas accoutumés ! Je me rappellerai toujours certain dîner, précédé d’une chasse au chevreuil, où, après avoir fêté le vin de Château-Châlon et d’Arbois, les convives du sexe fort, la plupart un peu émus, parièrent de sauter la Linotte, qui coulait en face de la maison de notre amphitryon : elle avait douze pieds au moins, et les trois quarts tombèrent dans l’eau. En rentrant au logis, nous entendîmes ce fragment de conversation entre un magistrat et une belle châtelaine des environs, assez entichée de noblesse et fort malicieuse. « Je vais être obligé de vous quitter… il faut que je rentre ce soir à… je dois aller au parquet… — Pour le cirer ? » interrogea la dame. Le mot dégrisa le procureur, et j’imagine qu’il ne l’a point pardonné.

XIV. — FORÊTS, AFFOUAGE, SCIERIES, CHAISERIES.

Parmi les sources fécondes de la richesse en notre province, les forêts figurent au premier rang. Au touriste, au poète, elles sont une fête de l’âme, un doux et puissant réconfort, au chasseur un élément de vie, d’action, la meilleure, la plus saine des distractions rurales, tandis que l’économiste y puise des statistiques, des calculs, que communes et particuliers en tirent d’importans revenus, qu’elles alimentent enfin de nombreuses industries, comme d’un grand principe découlent mille conséquences heureuses. Il faut cette fois quitter le domaine de l’imagination pour entrer dans la région