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du bâtiment et un balcon tout en pierre admiré pour sa hardiesse ; l’hôtel de ville qui semble garder l’empreinte des luttes persévérantes des coquâtres (échevins) contre leur seigneur féodal. Site privilégié, climat tempéré, treize sources salines, trois sources ferrugineuses, tout semble concourir à la prospérité de l’établissement thermal ; et cependant le nombre des baigneurs ne dépasse guère un millier ; sans doute à cause du voisinage de Plombières. Bien qu’on n’y voie plus les anciennes verrières, les statues, les tombeaux, le beau jubé du XVe siècle, le chandelier à sept branches reposant sur des lions de cuivre doré, le tombeau du bienheureux Angelôme, l’église a tout à fait grand air. Terminée en 1330, bâtie avec des matériaux pris dans les carrières qui avoisinent la ville, elle coûta 300 livres (7,500 francs), et l’architecte, qui se contentait du titre de maître-maçon, reçut de l’abbé une prébende monacale avec robe rouge et lettres de noblesse. Et si les stalles du chœur n’avaient servi à asseoir les membres du club de Luxeuil en 1792, si on ne les avait ensuite dissimulées sous des amas de fourrages, peut-être les eût-on converties en bois de chauffage, comme les in-folio de la bibliothèque furent, dit-on, employés à fabriquer des gargousses pour l’armée de Sambre-et-Meuse : c’est du moins l’avis d’un docte curé qui connaît la Comté aussi bien que son bréviaire, mais qui n’aime guère la Révolution. Ne pourrait-on lui objecter que chaque grande révolution sociale, politique ou religieuse, a entraîné force destructions, que celles-ci sont en quelque sorte le signe visible, le premier résultat de la victoire ; traduction regrettable assurément, prémisses douloureuses dont notre pauvre humanité n’a pas encore su se passer ? De ses châsses et de ses reliquaires, la vieille abbaye n’a rien conservé, hormis l’écuelle dont saint Valbert se servait dans son ermitage il y a plus de douze cents ans ; une partie de ses bâtimens est consacrée au petit séminaire qui compte une douzaine de professeurs et 170 internes ; du reste on a fait le presbytère, l’hôtel de ville, le commissariat de police, la salle de spectacle. Combien nous sommes éloignés de ces temps où les fidèles espéraient gagner le paradis en apportant leur pierre à la fondation des couvens !

Une foire importante se tient à Luxeuil le samedi. Pourquoi ce jour plutôt qu’un autre ! Parce que c’est le jour du sabbat, et que les abbés seigneurs avaient voulu en écarter les juifs ; l’usage se maintient, mais les fils d’Israël n’y regardent pas de si près, ils viennent à cette foire comme aux autres, y font la loi, achètent le gros bétail pour l’exportation, maquignonnent les biens vendus par la justice, et, mieux encore que le notaire, possèdent le secret des fortunes rurales ; jadis usuriers, aujourd’hui prêteurs au taux légal, toujours habiles à convertir leurs écus en louis d’or, les louis en billets de banque. On ne les aime pas, on peste contre eux, on