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la muse que j’aurais rêvée pour le sinistre poète du Conte du tonneau et de Gulliver !

Dans la Nineteenth Century, M. Esmé Stuart signale la singulière affinité de tempérament qu’il croit avoir découverte entre Edgar Poe et son traducteur français, Charles Baudelaire ; mais pour justifier sa thèse, il se borne à raconter tour à tour la vie et à analyser les ouvrages des deux écrivains ; — et ce sont choses que nous connaissons déjà.

L’article de M. William Sharp sur la Jeune Belgique, dans la Nineteenth Century de septembre, est une étude très consciencieuse, mais écrite uniquement pour renseigner les lecteurs anglais, qui, jusqu’alors, considéraient M. Maeterlinck comme le seul écrivain belge de quelque mérite. M. Sharp me permettra seulement de lui dire que, si MM. Henri de Régnier, Gustave Kahn et Pierre Louys ne figurent pas dans le Parnasse de la jeune Belgique, ce n’est point, comme il le suppose, par suite d’une omission plus ou moins voulue des auteurs de ce recueil, mais parce que ces trois poètes sont Français et non Belges. La Belgique peut bien nous les envier ; elle ne saurait nous les prendre.

Les deux seuls articles dont j’aurais aimé à parler un peu en détail sont une étude de M. Edmond Gosse sur le vieux poète mystique et licencieux John Donné, dans la New Review, et une biographie de Mrs Amelia Opie, dans le Temple Bar.

Mrs Amelia Opie, née en 1784, morte en 1853, auteur de romans ennuyeux et de poèmes plus ennuyeux encore, était cependant une femme charmante, pleine d’esprit et de raison. Après la mort de son mari, le peintre John Opie, très injustement oublié, cette excellente femme s’était convertie aux idées des quakers ; mais elle l’avait fait avec sa bonne grâce accoutumée, et rien n’est amusant comme les lettres où elle se moque elle-même de ce qu’elle est désormais forcée d’introduire de ridicule dans sa mise et ses manières.

Quant au poète John Donne, ce n’était pas seulement un personnage extravagant, menteur et cynique, pieux et libertin, sublime et précieux, élégant et grossier ; il a été un révolutionnaire dans la poésie anglaise, le précurseur, au XVIIe siècle, de nos symbolistes. C’est surtout à ce point de vue que l’a considéré M. Gosse. Il s’est attaché à prouver que Donne, seul entre les poètes anglais, a traité le vers pentamètre « non point comme un rythme fixe et inaltérable, mais comme une norme autour de laquelle s’enroulent des variations musicales. » C’est de la même façon, ou à peu près, qu’on est aujourd’hui en train de traiter l’alexandrin français ; et je crois que l’œuvre poétique de M. Verlaine, par exemple, pourrait être rapprochée, sur ce point comme sur plus d’un autre, de l’œuvre du vieux Donne.


T. DE WYZEWA.