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Adieu, foula, adieu madras,
Adieu, grain d’or, adieu collié chou :
Doudoux à moin li ka pâiti
Hélas ! hélas ! c’est pou toujou.


Dans les villes même, au marché, dans les rues, dans les maisons, on parle le créole que les bonnes entendent mieux que le français. Les bonnes ! À la Basse-Terre, elles forment une corporation, presque un syndicat, une confrérie, avec une présidente, une reine ! Elles ont leur fête et leur bal, et leur messe. Vêtues magnifiquement, couvertes de lourds bijoux, on les voit se rendre, en procession, bannière en tête, des bouquets à la main, escortées d’un « gendarme petit bâton[1] » chez les personnages influens. Elles sont touchantes après tout, les vieilles bonnes, aimantes, fidèles et de bonne humeur, un joyeux sourire sur leur visage brun et expressif, oubliant dans la gaîté de cette journée que les maîtres sont parfois « chimériques, » exigeans et fantasques. On offre un vin d’honneur et, mise en verve, la reine des bonnes fait un discours. Les braves femmes ! Elles sont rarement mariées. Elles ne disent point à l’ami de leur cœur : « Si ou gagné yon loterie, ou ké méné moin la mairie. Si vous gagnez à la loterie, vous me mènerez à la mairie. » C’est au bal public du samedi, au son du violon criard qui joue la « béguine » ou, de préférence, la contredanse, que se sont échangées les douces paroles d’amour : « Ché cocotte ! » — « Ché doudoux ! » C’est là que Fillotte, Avrillette, Laurence, Dédèle, Paraphélia, Fontainia, Théodora, Berthilde, ont rencontré le père de leur enfant, un beau garçon, habile ouvrier ou garçon de bureau dans l’une des nombreuses administrations de la colonie. Et comme elles maltraitent les « femmes viles, » celles qui font le « commerce ! » Dans la candeur de leur âme, les pauvres servantes, qui ont aimé librement, méprisent les marchandes d’amour. Elles ont leur dignité ; elles ne vont point dans les bamboulas nocturnes s’enivrer de tafia, tandis que le tambour bat sourdement la danse lascive et grossière qui met les sens en délire.

Ce sont des esprits simples. Elles craignent les zombis, les revenans, les ombres, et croient à la science des guérisseurs de blesses, les rebouteurs. Elles redoutent par-dessus tout les quimbois, les sorts qui souvent, avec les secrets mortels de la flore vénéneuse des tropiques, sont des empoisonnemens lents ou rapides. Il y a des quimbois de bien des sortes. Les philtres d’amour sont les plus innocens. Le quimboiseur, le sorcier, charme les

  1. Le gendarme petit bâton, c’est l’agent de police ; le gendarme grosses bottes, c’est le gendarme proprement dit.