Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/446

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

beau quand il montait la garde ! Mais le sommeil l’accable ; il s’endort en faction. Pauvre cultivateur ! La ronde arrive et le surprend. On l’enferme, on le met en prison. » Et la chanson finit : « Crois-moi, enfant ! La liberté dans la savane vaut mieux que l’esclavage dans un cachot ! Il vaut mieux manger des ciriques (crabes de terre) tranquillement, en travaillant à la canne que de manger du lard dans un cachot[1] ! »

Que reste-t-il, à la Guadeloupe et à la Martinique, des anciens colons, des sujets du roi de France qui, les premiers, sous les auspices de la compagnie, vinrent tenter la fortune en ces climats torrides ? Peu de chose. À peine si l’on retrouve, çà et là, les vestiges de quelque vieille famille. Insensiblement, sous la pression des événemens, les blancs ont quitté le pays. On en rencontre encore quelques-uns, très pauvres, attachés malgré tout aux îles où leurs ancêtres se dépensèrent et connurent toutes les jouissances de la vie créole au temps jadis. Province de l’ancien régime, la Martinique fut une Vendée d’outre-mer, héroïque, inconséquente, et malheureuse comme l’autre. On s’y battit pour le roi avec acharnement. Bonchamp s’appelait de Percin, et Hoche s’appelait Rochambeau. Un chef de bande, Jaham-Desriveaux, était fusillé sur la savane de Fort-de-la-République, comme Charette sur la place de Viarme, à Nantes. On y assassina un curé patriote, le père Macaire. La Guadeloupe se montra moins intraitable. L’occupation anglaise entretint la fidélité aux anciennes opinions, en accentuant la sujétion des élémens de couleur. Mais les temps nouveaux sont venus ; les chaînes de l’esclavage sont tombées, un état social différent s’est créé ; et, de la suprématie d’autrefois, il ne reste plus que le privilège, pour ceux des vieux créoles qui n’ont pas fui, de bouder et de médire des jours présens.

Les usiniers ont succédé à l’ancienne aristocratie dont ils sont

  1. Primié jou là, li rivé la caserne,
    Cété yon fête. Li dit : « Kel bel métié ! »
    Mé, lendimin, yo bâ li yon giberne,
    Fisi, sako, plaque, sabe, pou astiqué.
    Tou çà té bel quand li monté la garde !
    Sommeil baté li, li dômi en faction.
    Pove bitaco, mi la ronde à li pren’ garde :
    Yo bouclé li, mété li en prison
    ............
    ............
    Croi moin, z’enfan, liberté dans savane
    Vo mié passé, l’esclavage dans cacho.
    Vo mié mangé cirique tranquil dans canne
    Passé mangé jambon dans yon cacho !