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vivent heureux, « ayant des femmes privées de voix. » Chez les oiseaux, les mâles ont des couleurs et des ornemens qui éclatent, des armes contre leurs rivaux ; voyez la différence entre les magnifiques oiseaux de paradis mâles et leurs modestes femelles, entre la queue du paon et le plumage uni de la paonne, entre le chant du rossignol et la voix de sa compagne. Parmi les mammifères, rappelez-vous la crinière des lions, les cornes des antilopes, des béliers, des taureaux, etc. Chez les oiseaux et les mammifères, les mâles sont d’ordinaire plus grands que les femelles : c’est parce qu’ils ont les os et les muscles plus forts ; et ils les ont plus forts parce qu’ils ont été développés par une activité extérieure plus grande. Ils doivent, en effet, exercer cette activité pendant que la femelle est empêchée par l’incubation ou la gestation. En outre, leur race a été fortifiée par les combats entre mâles, tandis que les femelles des animaux supérieurs sont affaiblies par le sacrifice maternel croissant de la gestation, de la parturition, de la lactation, des soins aux jeunes, etc.

Darwin et Spencer ont voulu expliquer toutes ces différences physiques par la « sélection sexuelle, » qui a dû faire préférer, de gré ou de force, les mâles les plus robustes et les plus agiles. Mais cette explication est incomplète. La force et l’agilité ne sont pas seulement une adaptation ultérieure ; elles sont un trait primordial de l’activité masculine. C’est un déterminisme interne, non externe, qui produit entre le mâle et la femelle la division des fonctions pour la perpétuité de la vie et de l’espèce, par cela même les caractères « primaires » des deux sexes.

De même pour ce qu’on appelle les caractères sexuels secondaires : ornementation, moyens de défense, etc. Wallace, dans son livre important sur le Darwinisme, discute les phénomènes d’ornementation masculine et montre qu’ils peuvent s’expliquer par « les lois générales de la croissance et du développement. » Or, si les ornemens sont le produit naturel, le résultat direct de la santé et de la vigueur surabondantes, il n’est plus besoin ici de la sélection darwiniste pour expliquer la présence de ces ornemens. Inutile d’appeler à notre aide une cause aussi hypothétique que « l’action accumulée de la préférence des femelles. » Considérez d’ailleurs les bigarrures si compliquées de l’oiseau ou de l’insecte mâle, et les lentes gradations d’une variété à l’autre, vous jugerez bien difficile d’accorder à des oiseaux ou à des papillons un degré de développement esthétique qui est rare, même parmi les êtres humains. L’explication de Darwin supposerait chez les animaux une sensibilité esthétique par trop subtile. L’éclat du coloris, l’exubérance du poil et des plumes, et même le développement des armes sont avant tout, dans leur origine, des