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leur capitaine, tantôt en ligne droite comme une flèche, tantôt en longues spirales et, parfois, jetaient une clameur glapissante ; tout à coup, au-dessus de Saint-Paul, ils piquèrent vers la terre et s’enfoncèrent, avec une rapidité prodigieuse, dans les roseaux du Tibre. Alors l’évêque, ne voyant plus rien, se retourna et parut charmé par la présence d’un inconnu timide et souriant, dont le costume était aussi délabré que le sien propre. Il lança un dernier coup d’œil vers la région où les canards s’étaient engouffrés, puis donna sa bénédiction à Victorien. La glace étant rompue, celui-ci s’approcha de l’évêque et le salua très gravement. Quand il se fut nommé, le prélat poussa un cri de joie, embrassa l’enfant et se mit à lui conter son histoire.

— Nous sommes, vous et moi, mon fils, les deux êtres les plus singuliers dans cette grande hôtellerie apostolique. Un seul homme, ici, est capable de nous aimer, le pape Grégoire. Et encore le pape me soupçonne-t-il de donner un peu dans l’hérésie. C’est pourquoi je me tiens volontiers, comme ce matin, au haut des tours : je vois d’ici les œuvres de Dieu, qui sont belles et n’aperçois plus les moines qui me trahissent et dont les têtes me font peur.

Il s’appelait Joachim. Il était bien évêque, mais n’avait plus d’évêché. Il avait gouverné pendant deux ans le diocèse d’Assise, sa patrie. Quand il eut donné aux orphelins, aux serfs vagabonds, aux pèlerins malades, son dernier écu, les seigneurs de la région lui cherchèrent querelle ; on l’accusa d’exciter les misérables à la rébellion et les bourgeois à la liberté. On l’avait alors assiégé dans son palais, où il était resté seul, avec trois chanoines, pour se défendre, faute de pouvoir entretenir une garnison épiscopale. On le menaça, à son de trompe, s’il ne se rendait, de l’enfermer dans un couvent, la tête rasée, pour le reste de ses jours ; il avait sur-le-champ ouvert lui-même la porte de sa tour, et était sorti, un bâton blanc à la main ; il avait traversé les rangs de la chevalerie ombrienne, et avait marché dans la poussière du chemin, jusqu’à Rome. Un soir, il s’était jeté aux genoux de Grégoire VII qui, après l’avoir sérieusement averti de veiller à l’avenir sur les écarts de sa théologie, l’avait serré entre ses bras. Depuis ce jour, il était l’hôte du pape et le familier du Latran. Il se regardait lui-même comme une sorte de revenant de l’église primitive, l’église maternelle et pauvre de saint Grégoire le Grand. On le laissait rêver tout seul au temps où les prêtres étaient d’or et les calices de bois ; le pape le consultait souvent pour ses œuvres de charité, mais il lui était défendu de manifester, même tout bas, l’opinion qu’il prêchait volontiers jadis aux petites gens d’Assise, à savoir que Jésus n’était ni comte, ni baron, qu’il ne possédait ni fiefs, ni bourgs,