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lugubre maison. Il gravit à tâtons des escaliers tournans perdus dans les tours, traversa des corridors ténébreux, éclairés de loin en loin par la lueur blême de quelque gros cierge, s’égara en de vastes salles voûtées, où les pas résonnaient comme sur le pavé d’une église, et tout autour, s’alignaient des portes de cellules surmontées parfois d’une inscription mélancolique rappelant la vanité de la vie et l’effroi du jugement de Dieu. Souvent du fond d’un long couloir s’avançait, lente, sans bruit, et grandissant à chaque pas, l’ombre noire d’un moine tenant une petite lampe et Victorien frissonnait comme à la vue d’un fantôme de minuit. À certaines heures, un bourdonnement lointain, monotone, frappait son oreille ; c’était la psalmodie des offices canoniques qui, des oratoires et des chapelles, se répandait en plaintes douloureuses à travers le Latran, glissait de salle en salle, rampait dans les entrailles des tours et venait mourir au seuil de la froide cellule où le fils de Cencius, par l’ordre de Grégoire, étudiait les saintes lettres.

Son maître Egidius était un ascète, endurci par la discipline de Cluny, un saint doublé d’un visionnaire, qui ne vivait que pour l’autre monde et, tout du long de son pèlerinage vers le paradis, ne songeait qu’à l’enfer. Chaque jour, le jeune garçon écoutait la parole sévère de cet homme dont le visage ravagé par la pénitence et le regard troublé par l’angoisse de la vie future lui inspiraient une crainte superstitieuse. Chaque jour, il entendait les histoires désolantes de l’Ancien-Testament, Adam et Eve chassés de l’Éden par l’épée flamboyante de l’archange, la race des hommes noyée dans le grand déluge, Sodome ensevelie sous un lac de bitume, Pharaon et son armée emportés comme une épave par les vagues de la Mer Rouge, et l’éternelle colère de Dieu assouvissant sa justice par le massacre des rois, des enfans et des prophètes. Puis Egidius, baissant la voix, après avoir observé avec méfiance tous les recoins de sa chambre, contait à Victorien les formidables aventures que Satan avait fait courir à ses frères, aux prêtres qu’il avait connus et à lui-même. Celui-ci, errant dans la forêt, loin de son couvent, avait rencontré une jeune fille aux cheveux fauves comme de l’or, au sourire mortel ; il l’avait suivie et, au matin, on l’avait retrouvé sur les degrés de l’église la tête brisée, le col tordu, le cœur ouvert par un coup de poignard. Celui-là, qui s’était endormi avant d’avoir achevé la lecture de son bréviaire, ne s’était jamais réveillé ; on l’avait enterré dans le cloître et, la nuit d’après, un frère, se rendant à la chapelle pour sonner l’office, avait vu sortir de la tombe une forme monstrueuse qui fuyait, emportant entre ses bras le corps du défunt dans son linceul blanc ; le lendemain, l’abbé dut exorciser la tombe violée par Satan et