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vous avez déshonoré le siège pontifical en y portant des papes indignes ; vous avez coiffé de la tiare des adolescens corrompus, des larrons de grands chemins, des fous sanguinaires. Celui-ci a mis un harem au Latran ; celui-là s’est enfui à Constantinople, emportant le trésor de l’Église ; un autre faisait arracher les yeux et couper le nez et les mains aux cardinaux et aux évêques. Ils étaient pires que Néron ou que Domitien. Il a fallu étrangler Benoît VI dans les oubliettes du château Saint-Ange, empoisonner Boniface VII, arracher la langue à Jean XVI. La papauté a survécu à toutes ces horreurs. Satan lui-même n’a rien gagné à briser la tête à Jean XII, une nuit, dans la campagne, près du tombeau de Cecilia Metella. Vainement plus tard, le démon lui-même s’est incarné en Benoît IX : quatre fois chassé de Rome par les chrétiens, quatre fois rétabli par tout ce que l’Italie comptait de brigands, Benoît disparut un soir comme par sortilège. Il y a, de cela, bientôt trente ans. Mais on croit qu’il se cache, tel qu’une bête fauve, dans sa montagne maternelle de Tusculum. Chaque année, la nuit des Morts, cette nuit même, il se manifeste à quelque passant épouvanté, sur les bords du Tibre, dans la désolation de Saint-Paul hors les murs, sur la voie Appia ou parmi les ruines du Forum. Quant à moi, l’apostat, je l’attends encore. Voici son bréviaire magique, retrouvé en son oratoire, qui lui servait à évoquer le diable et à séduire les femmes. Je passe ma vie à le déchiffrer.

Déodat montra du doigt le grimoire ouvert sur la table. Cencius s’approcha du livre avec un recueillement superstitieux, mais n’osa le toucher.

— Eh bien ! poursuivit le prêtre, la papauté était en cet homme, et le rendait sacré. Un jour, il avait alors seize ans, les seigneurs du Capitole, effrayés par sa monstrueuse luxure, complotèrent de l’étrangler au maître-autel de Saint-Jean. C’était un dimanche de grande fête pontificale. Les conjurés, mêlés aux clercs, s’approchaient lentement de l’autel. À l’Évangile, ils avaient atteint déjà le premier degré. Ils devaient s’élancer au moment de l’offertoire. Tout à coup ils se regardèrent les uns les autres et pâlirent. La lumière du jour s’obscurcissait, tous les visages étaient couleur de safran, la nuit descendait sur la basilique. Le soleil s’était éteint au milieu du ciel, comme s’il refusait d’éclairer une telle terreur. Benoît IX était sauvé ; on alluma en hâte des cierges, il mangea la chair de son Dieu, et, quand il se tourna vers la foule pour la bénir, le soleil ressuscita et le chant des cloches éclata dans tous les campaniles de Rome.

Le prêtre fit un pas vers le baron, et lui mettant une main sur l’épaule :