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Shelley il prône le spiritualisme athée, le naturalisme, la rêverie panthéiste, la philanthropie, le radicalisme poétique, etc. En somme, ce qui le séduit avant tout dans Shelley, ce sont les trop nombreux mauvais blasphèmes qu’il y trouve.

Byron, c’est le dieu, ou, disons mieux, pour ne pas offenser M. Brandes par l’emploi d’un mot qui peut lui faire horreur, c’est le héros suprême, l’homme grâce à qui la face de l’Europe va se trouver changée. Cela, M. Brandes le répète partout : au commencement, au milieu, à la fin de ses six volumes. La mort de Byron, avec les enseignemens qu’elle comporte, c’est la grande date, le point culminant autour duquel tourne le siècle. Il lui attribue évidemment dans sa pensée plus d’importance que vingt siècles n’ont pu en donner par exemple à la mort du Christ. Il consacre à Byron cinq grands chapitres dont l’un s’appelle de ce titre bien allemand : Die Vertiefung des Ichs in sich selbst (la pénétration du moi en lui-même). En Byron, il étudie encore l’individualisme passionné, l’esprit révolutionnaire, le réalisme tragique ou comique, le summum du naturalisme.

On s’étonnera moins de voir que M. Brandes attache une importance si extraordinaire à un écrivain, quand on saura qu’il aime se dire que lui-même a eu une influence, nous ne dirons pas une influence directe sur les destinées de l’Europe, mais tout au moins sur la genèse d’une littérature appelée selon lui à changer encore une fois la face de l’Europe, et, qui sait ! peut-être du monde. Car M. Brandes est bien convaincu que le génie d’Ibsen, dont quelques naïfs attendent de grands bouleversemens, est presque son œuvre à lui, et que c’est lui qui a fait un second Shakspeare de l’ancien poète brumeux qu’était Ibsen jusqu’à ses drames modernes, qui sont peut-être incomparablement plus beaux, mais qui restent cependant tout aussi brumeux que ses drames historiques. M. Brandes passe auprès de certains de ses thuriféraires pour avoir suscité ce renouveau de la poésie Scandinave qui a eu son apogée avec les dernières œuvres d’Ibsen et de Björnstjerne Björnson et avec les nouveaux génies qu’on pourrait encore découvrir dans les pays Scandinaves. La vérité, croyons-nous, est simplement que M. Brandes a fait preuve d’un flair incontestable en choisissant, dès 1870, le naturalisme comme la chose qu’il fallait prôner partout, comme la marchandise que le moment était venu d’écouler. Mais quand on observe qu’en dépit de leur naturalisme, des œuvres comme celles d’Ibsen sont avant tout caractérisées par le tour d’esprit mystique qui les domine et les pénètre sans cesse, on verra que M. Brandes n’a donc pu rien leur communiquer de qualités qu’il n’avait pas lui-même et que d’ailleurs il ne leur a rien pris non plus, sinon des sujets d’articles à sensation.