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le feu, représentant un état dynamique des corps. Au contraire, ces symboles avaient un caractère vraiment substantiel pour les alchimistes, caractère précisé par l’identification approximative de leurs prétendus élémens avec certains produits, dans lesquels les propriétés correspondantes à l’un des élémens paraissaient résider d’une façon plus éminente. Ainsi on lit ce qui suit dans Comarius, auteur contemporain d’Héraclius : « Le feu a été subordonné à l’eau et la terre à l’air ; » le nom de chacun de ces élémens étant surmonté dans les manuscrits par le signe du corps qui le représentait pendant l’opération à laquelle Comarius fait allusion. Au-dessus du mot feu, on lit le signe du soufre ; au-dessus du mot eau, le signe du mercure ; au-dessus du mot terre, le signe du molybdochalque (alliage de plomb et de cuivre) ; au-dessus du mot air, le signe du mercure de nouveau (sans doute à l’état de vapeur). Ces désignations n’avaient, d’ailleurs, rien de spécifique : dans un autre article grec, intitulé le Travail des quatre élémens, une liste de produits multiples répond à chaque élément, envisagé comme catégorie générique. Le pseudo Raymond Lulle, alchimiste latin, emploie continuellement ce symbolisme : par exemple dans la description de la fabrication des pierres précieuses artificielles. On conçoit que de telles descriptions étaient indéchiffrables, sans le concours d’un adepte initié et à qui la tradition transmise par ses maîtres faisait connaître le sens du symbole pour chaque cas particulier.

La science moderne est devenue plus précise. En même temps, les élémens substantiels des anciens sont passés pour elle à l’état de qualités et de phénomènes et il en est résulté une modification profonde dans les idées des philosophes et dans les conceptions, même les plus usuelles, de l’humanité. Cependant, derrière les élémens qui étaient supposés ajouter aux corps leurs qualités propres, les savans grecs concevaient l’unité essentielle, comme résidant à un degré plus élevé dans la matière première indéterminée ; modifiée par des formes et des accidens multiples, elle concourt à former toutes choses. Les élémens, disent-ils, sont opposés par leur qualité et non par leur substance. Cette notion, plus générale, n’a pas cessé de dominer les conceptions cartésiennes et même celles de notre temps.

Mais ces vues métaphysiques étaient trop vagues pour fournir aux orfèvres et aux alchimistes une explication claire des faits que leur montrait leur pratique journalière. Ici se manifeste un état d’esprit tout spécial. La chimie, en effet, a possédé de tout temps une aptitude singulière à créer une sorte de métaphysique matérialiste, où les noms d’êtres, de principes premiers sont employés avec une signification restreinte et en quelque sorte tan-