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trait caractéristique de sa figure, son front découvert, était caché par un grand chapeau. C’était le général Lahorie. Il m’annonça la mort de l’empereur, tué sous les murs de Moscou ; me signifia le prétendu sénatus-consulte, mais sans me permettre de le lire. Il me dit encore que le citoyen Boutreux, qui l’accompagnait, allait prendre mes fonctions, puis me consigna dans ma chambre, sous la garde de deux fusiliers. Il partit, laissant garnison dans l’hôtel, dont le poste n’était occupé que par quelques invalides.

Arrivé au ministère de la police, la scène fut beaucoup plus vive. Le duc de Rovigo, comme moi pris à l’improviste, courut beaucoup plus de dangers. Le général Guidal nourrissait une haine particulière contre lui et aurait volontiers profité de l’occasion pour s’en défaire ; il avait trouvé dans quelques-uns des soldats qu’il conduisait des dispositions semblables. Le général Malet avait donné les instructions les plus violentes ; on peut juger de ce qu’il attendait de ses lieutenans par ce qu’il a fait lui-même. Il avait agi habilement en entraînant cette troupe, composée d’hommes arrachés à leurs foyers, lorsqu’ils se croyaient depuis longtemps à l’abri des réquisitions, et disposés à se montrer hostiles au gouvernement impérial. Ils étaient commandés par des officiers, presque tous usés par l’âge et les fatigues, plus que d’autres faciles à tromper. Les soldats qui suivaient le général Guidal envahirent la chambre du ministre de la police ; il fallut, pour le protéger, toute la fermeté du général Lahorie. Le profond ressentiment dont il devait être animé contre le duc de Rovigo céda dans cette occasion à la générosité naturelle de son caractère : il usa du pouvoir dont il était revêtu pour empêcher qu’on ne lui fît aucun mal, mais ne trouva, ainsi qu’il l’a déclaré ensuite, d’autre moyen de lui sauver la vie qu’en le faisant emprisonner. « Rassure toi, avait-il dit à Savary, tu es tombé dans des mains généreuses, tu ne périras pas. »

Le duc de Rovigo fut conduit à la Force, dans une voiture de place, par le général Guidal. Lahorie signa, comme ministre de la police, l’ordre de sa détention ; il n’a pris cette qualité que dans cet acte, pour sauver la vie à Rovigo, a-t-il dit, et n’en a, en aucune façon, exercé les fonctions. Sur ce point, son assertion manque de vérité ; car il fit demander, immédiatement après son installation dans l’hôtel, un tailleur auquel il commanda un habit de ministre, puis monta dans la voiture de son prédécesseur, se fit mener à l’Hôtel de Ville, où il fut introduit comme ministre de la police.

Pendant que ces choses se passaient au ministère, j’étais demeuré dans ma chambre à coucher. J’achevais ma toilette entre mes deux fusiliers ; puis, désireux de savoir ce qui se passait, je demandai à parler au citoyen Boutreux. Il vint, et eut la simplicité de me