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— s’il leur est arrivé parfois, comme à ce Jansen Enenkel que nous cite M. Bédier, de transformer tel de nos contes en « un récit niaisement moral, » n’y ont-ils pas souvent aussi, comme cet autre dont il nous parle, insinué d’un mot « quelque chose de mystérieusement tendre ? » Le moment est venu de le dire, si, pour nous être trop longtemps enfermés dans nos horizons, nous avons trop souvent revendiqué comme nôtre une fécondité d’invention qui n’est pas plus gauloise qu’italienne ou anglaise ; et on commence à le soupçonner ; mais le développement de ce genre de comparaisons eût sans doute achevé de le prouver.

Raillards, gaillards et paillards, — on y eût vu en effet toute la brutalité, toute la laideur, toute la vilenie, « l’orde vilenie » de nos vieux Fabliaux ; et qu’étant bien, à ce titre ou pour ces traits, l’expression de l’esprit gaulois, il n’y a pas, hélas ! de quoi tant s’en vanter, mais vraiment d’en rougir. Qui donc a dit que le rire n’était souvent qu’une forme de l’inintelligence ? Mais qu’il en soit plus souvent une encore de l’impudence ou de la grossièreté, c’est ce que nos Fabliaux suffiraient à montrer. « Nous la connaissons, dit à ce propos M. Bédier, nous la connaissons pour l’avoir retrouvée, identique à travers les civilisations, la même chez l’Anglais puritain, la même chez le Français léger et chez le pudique Allemand ; nous la connaissons, l’incroyable monotonie de l’obscénité humaine. » Seulement, dans nos Fabliaux, nos conteurs ne prennent même pas la peine de là déguiser ni de l’envelopper, et plutôt, leur plaisir est de l’y étaler. C’est ce qui les distingue précisément des étrangers, lesquels certes ne sont pas plus prudes, qui vont aussi loin ou plus loin quelquefois, mais qui ne font pas consister dans l’ordure, comme nos trouvères, tout l’intérêt du conte, et encore moins tout son esprit. Qu’on nous délivre de l’esprit gaulois, s’il faut admettre qu’il soit celui des Fabliaux ; — et il l’est !

Aussi bien les contemporains s’y sont-ils efforcés, et c’est encore ici ce que M. Bédier a su réussir à montrer mieux que personne avant lui. Les conditions très particulières dans lesquelles s’est développée la littérature du moyen âge, — spontanément, sur place, pour ainsi dire, et dans une entière indépendance des modèles, — lui en offraient effectivement la meilleure occasion. Vers le milieu du XIIe siècle, on voit naître les Fabliaux, on les voit apparaître, prolem sine maire creatam, et non moins brusquement, vers le milieu du XIVe siècle, ils meurent, et le nom même en tombe en désuétude. Comment et pourquoi ? En débarrassant la science ou l’érudition de l’hypothèse qui rattachait la naissance des Fabliaux au moment précis de la diffusion des contes orientaux dans