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effectivement les deux autres, ou que même elle les empêche d’être. Est-il donc vrai que, comme on l’a prétendu, un conte kalmouk, un conte thibétain, ou un conte français remontent immanquablement à un original sanscrit ? Est-il vrai que, dans l’antiquité classique, à Rome et en Grèce, nous ne trouvions qu’un nombre « dérisoire » de contes populaires, analogues à ceux de nos recueils européens modernes, et à ceux du Pantchatantra ? Est-il vrai qu’avant le temps des croisades l’Europe ne semble pas avoir eu connaissance des contes orientaux ? Et enfin est-il vrai que les « contes européens portent en eux-mêmes le témoignage de leur origine orientale, indienne, et spécialement bouddhique ? »

Pour ce qui est du caractère indien, et spécialement bouddhique, de nos Fabliaux, on pense bien que M. Bédier n’a pas eu beaucoup de peine à en démontrer l’inanité, je veux dire l’inexistence. « Dans plusieurs de nos contes de fées, une belle-mère jalouse persécute sa bru, ou une marâtre ses filles. » Qui croirait qu’ayant trouvé cette rivalité « peu conforme à nos mœurs, » les indianistes y ont vu je ne sais quelle trace de mœurs hindoues ? Et il est vrai que, dans les contes hindous correspondans, les rôles de la belle-mère et de la bru, des belles-filles et de la marâtre, sont tenus par des épouses rivales, mais bien loin d’en être embarrassé, l’indianiste ne voit dans cette métamorphose qu’un exemple « d’adaptation au milieu, » et par conséquent, une preuve de plus, si nous l’en voulions croire, en faveur de sa théorie. C’est cependant le même homme qui ne se lassera pas de railler les étymologies de Ménage ! Et ces choses s’impriment dans le pays dont les chansons de café-concerts ont fatigué l’Europe de leurs sottes plaisanteries sur les rivalités des brus et des belles-mères ! Mais sans insister sur ces traces de « mœurs hindoues » ou de « leçons bouddhiques » dans nos contes, combien y a-t-il donc de ces contes eux-mêmes auxquels on assigne une origine orientale ? C’est ce que les indianistes avaient en général oublié d’examiner. M. Bédier, plus curieux, a pris la peine d’analyser, conte par conte, « tous les recueils orientaux connus en Europe au commencement du XIVe siècle. » D’un autre côté, faisant le même travail sur les principaux recueils de contes européens, — allemands, latins ou français, — il en a reconnu, si je puis ainsi dire, environ quatre cents. Et sait-on le résultat de la comparaison ? combien il a trouvé de contes communs aux recueils orientaux et aux recueils européens ? Il en a trouvé treize, — pas un de plus ni de moins, treize en tout, — dont encore il y en a trois, qui, n’ayant rien de très oriental, comme la Matrone d’Ephèse, et d’ailleurs bien connus de l’antiquité classique, sont assez contestables.