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s’adresse, mais aux croyances des races qui gardent encore parmi nous ce que l’on pourrait appeler le dépôt de la férocité primitive de l’homme. Et le véritable objet de la recherche est de prouver que a l’élément sauvage, stupide et irrationnel des contes s’explique, soit comme une survivance de la sauvagerie, soit comme un emprunt d’un peuple cultivé à ses voisins sauvages, soit enfin comme une imitation d’anciennes données sauvages par des poètes postérieurs. »

C’est ici qu’on pourrait se donner le spectacle, — toujours divertissant et instructif, — des beautés de l’esprit de système. Ces trois théories n’ont effectivement rien de contradictoire, ni, par conséquent, d’inconciliable ensemble ; et même j’ose dire qu’elles se compléteraient assez heureusement. De ce que le français procède principalement du latin vulgaire, il n’en résulte pas que ce latin ne se soit mélangé d’allemand ; et, dans ce mélange, en proportions définies, d’allemand et de latin, il apparaît, on discerne, on peut et on doit relever des traces de celtique. Pareillement, si nous voulons que le Petit Poucet soit un conte indien, pourquoi ce conte ne serait-il pas l’aboutissement d’un mythe solaire, et pourquoi, dans ce mythe solaire, ne serait-on pas admis à signaler de très lointaines « survivances ? » Y voyez-vous quelque difficulté ? Je n’y en sache pas, au moins, de théorique. Mais nos érudits ne l’entendent pas de la sorte ; et il leur faut, on ne sait pour quelles raisons, ni vraiment dans quel intérêt, que tous nos contes aient une même origine. L’ogre du Petit Poucet, qui n’est donc pour l’anthropologiste qu’une survivance du temps où les hommes se mangeaient entre eux, est le soleil levant, pour les mythologues, mais il n’est pour les indianistes ni le soleil levant, ni le témoin du cannibalisme des ancêtres des Hindous, il est l’ogre du conte indien. N’est-ce pas exactement comme si l’on disait que le français ne peut pas venir du celtique, puisqu’il vient du latin, et que, toutefois, il ne vient pas non plus du latin, attendu qu’on y reconnaît beaucoup de mots allemands. Cependant, ces affirmations sont si peu contradictoires que la vérité est justement dans leur conciliation. Mais, en ce qui regarde les contes, puisque nos érudits refusent de l’admettre, il faut bien se résigner à voir ce que valent leurs théories en tant qu’exclusives les unes des autres, et c’est ce qu’a dû faire M. Bédier.

À la vérité, pour la troisième, il s’est contenté de l’exposer, et cependant, j’aurais aimé qu’il en signalât au moins la fragilité, comme reposant entièrement sur la plus arbitraire de toutes les hypothèses. Nous avons bien des raisons de croire que l’homme ne s’est dégagé que lentement et péniblement de son animalité