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se ranger toujours du côté de la force ? à égayer l’évêque aux dépens de l’humble « provoire, » ou le haut baron aux dépens du « vilain ? » Mais M. Bédier s’est-il aperçu qu’on pouvait retourner l’argument ? et que, clercs ou bourgeois, manans ou chevaliers, si nos Fabliaux se moquent de tout le monde, également ou indifféremment, on ne veut rien dire de plus quand on les trouve décidément satiriques. J’entends bien la réponse : « La moquerie n’est pas la satire. La satire suppose la haine, la colère, le mépris. Elle implique la vision d’un état de choses plus parfait, qu’on regrette ou qu’on rêve, et qu’on appelle. Un conte est satirique si l’historiette qui en forme le canevas n’est pas une fin en soi… Les Contes de Voltaire sont d’un satirique ; La Fontaine, dans ses Contes, n’en est pas un. » Mais en est-il un dans ses Fables, demanderons-nous à notre tour ? et, si oui, M. Bédier ne nous accordera-t-il pas que les auteurs de nos Fabliaux le sont dans la même mesure ? La satire classique, la satire idéale, si je puis ainsi dire, est conforme à la définition qu’il en donne. Mais la définition n’est-elle pas trop haute ? Quel que soit l’objet qu’un auteur se propose, et quand il ne prétendrait qu’à nous amuser, son conte n’est-il pas satirique, dès qu’il y prend un air de supériorité sur les victimes de ses plaisanteries ? Une nouvelle de Musset, Mimi Pinson ou le Fils du Titien, n’est pas d’un satirique ; mais Mérimée n’en est-il pas un, dans la Double méprise ou dans le Vase étrusque ? Ainsi de nos trouvères. À défaut d’un mépris philosophique de l’homme ou de la société de leur temps, ils ont celui des personnages qu’ils mettent en scène ; ils ont, à un degré que l’on ne saurait dire, le mépris de la femme, et M. Bédier n’en disconvient pas ; ils ont surtout le mépris ou la haine du « prêtre, » — disons du « clergé, » si l’on veut, — et c’est M. Bédier qui le déclare lui-même.

« Dans une série de contes, nous dit-il à ce propos, avec une joie jamais épuisée, nos jongleurs bafouent les prêtres et les moines, les traînent à travers les aventures tragiquement obscènes ; » et certes si la haine, selon le mot proverbial, suffisait à inspirer la satire, il n’y en aurait guère de plus vigoureuse que les Quatre Prêtres, ou Connebert, ou le Prêtre crucifié. Là peut-être, là surtout est la vraie signification du Fabliau français. L’ennemi pour lui, comme pour Molière, au XVIIe siècle, ou comme pour Béranger de nos jours, c’est l’homme que son caractère prétendu sacré ne préserve pas toujours des faiblesses humaines, c’est surtout l’importun qui prêche une morale dont le premier article ordonne la répression des instincts qu’on appelle naturels, et qui ne sont qu’animaux. J’ose à peine insister… Mais enfin, si la Réforme du XVIe siècle n’est pas sans doute un effet sans beaucoup de causes ; — et, par là,