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chrétiens le croient, — ils doivent parler. Ce raisonnement fit une fêlure à la raison du disciple, une toute petite fêlure qui s’agrandit en raison même de ses sacrifices à sa nouvelle foi. Plus les sacrifices augmentaient, plus il voulait qu’ils n’eussent pas été faits en vain. Il avait donné sa mère au prophète de Brocton, il lui avait donné sa femme, si bien même que des bruits coururent dont je n’ai pas voulu parler : sa mère mourut de doute et d’horreur, sa femme lui revint troublée et moralement faussée, et le faussa encore davantage à son tour. La fêlure névropathique s’élargit ; les esprits, qui n’étaient d’abord qu’une entité quasi théologique, devinrent physiquement sensibles ; le monde extérieur se spiritualisa ; il prit pour des évocations ce qui n’était que des phénomènes déformés par ses sens malades ; il eut des jouissances qu’il crut surnaturelles et qui n’étaient que hors nature. Il fit mourir sa mère, il fit mourir sa femme, cela lui fut égal, parce que la mort n’existait pas pour lui, et il finit par un ménage à trois mystiques, mettant les soins physiques de sa personne d’un côté, sa volupté cérébrale de l’autre. Une chose assez sale, après tout, et dégradante ! Enfin, il mourut de la névrose qu’il avait invitée : je le plains, mais je ne puis m’empêcher d’éprouver une immense répulsion pour le mysticisme qui l’a tué !

C’est une chose intéressante de voir que ces « Compagnons de la vie nouvelle, » ainsi qu’Harris avait appelé les frères de la communauté de Brocton, ont fini comme toutes les sectes qui, dans ce siècle, ont voulu glorifier l’action et le travail. Après un temps fort court, elles se sont dissoutes. Les âmes douces, celles qui ont absolument besoin d’une communication facile et sûre vers l’au-delà, ont été rejoindre les religions établies qui n’y ont rien gagné, puisqu’elles y seraient allées tôt ou tard, même sans leur première école ; un groupe plus nombreux n’a gardé de tout le fatras néo-religieux que le précepte banal : « Travaillez, le travail est la sainte prière qui plaît à Dieu, ce sublime ouvrier, » et ils font leurs petites affaires, pour la plus grande gloire du Seigneur. Enfin, deux ou trois fidèles, qui auraient pu être de grands esprits s’ils avaient été contenus au lieu d’être poussés, deviennent des fous parfaits. Ce n’est vraiment pas un bilan suffisant pour qu’on puisse considérer avec indulgence ces petites églises qui paraissent d’abord si curieuses et inoffensives en même temps. Je leur en voudrai toujours du gâchage d’un beau talent comme celui d’Oliphant ou de Pierre Leroux.

Mais est-ce à dire que ces esprits soient si gâtés qu’ils ne laissent rien ? Loin de là. Parfois il arrive qu’un fou, lassé des vulgaires folies, fasse un bond prodigieux à travers les nues et s’en vienne s’accrocher à l’une des cornes de la lune. De là, il commence