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« Au commencement, dans le jeune univers, tels que maintenant et pourtant différens, les hommes formaient une race divine. Leur corps était léger, fluide et comme musical, visible, mais transparent ; chaque homme était femme, et chaque femme était homme ; cependant ils naissaient par couples, l’un plus homme, l’autre plus femme. Ce n’était pas charnellement qu’ils s’unissaient, mais ils se fondaient l’un dans l’autre, et quand ils n’étaient plus qu’un, non pas en figure, mais en réalité, le fruit de leur union naissait de leur respiration mêlée, car de même que l’haleine d’un malade transmet la mort, celle d’un homme plein de vie peut procréer la vie. Ainsi non pas immortels, mais faits d’une matière si pure qu’elle ne se dissolvait qu’après un temps presque incommensurable, dont la longévité des patriarches, leurs héritiers dégénérés, donne à peine l’idée, superbement ils régnaient, eux les anges de la terre, les beaux androgynes chastes et féconds à la fois.

« Au-dessous d’eux s’étendait la nature inférieure sur laquelle flottaient aussi des esprits pervers, inventeurs de la volupté charnelle, les Siddim révoltés. Au-dessus d’eux, une longue chaîne d’êtres supérieurs, purs éons androgynes, les rattachait à Dieu, toujours physiquement présent dans leur poitrine sublime. Et Dieu, lui aussi, père de toute perfection, possède naturellement les deux sexes, le mâle se nomme la force, le féminin, l’amour ; de son éternelle pensée, l’univers sort éternellement, l’univers qui n’est que son ombre et son verbe. Ce poème par lequel il s’exprime, une des strophes en est la terre, et en vers harmonieux, dont les rimes masculines et féminines s’appellent et se répondent, elle chante à travers l’espace et le temps infini.

« Ce dieu, engendreur et enfanteur, dont la volupté pure est le mouvement, les anciens l’ont connu ! C’était Baal-Sedôn à Gebel, Baal-Tanit à Carthage ; dans l’Arabie-Heureuse, les Nabathéens célébraient l’éternelle communion d’El-Ga, le dieu mâle, avec Alath, son complément d’amour ; et sur les bords de l’Adonis, et dans les temples sacrés de la sainte Byblos, on adorait le mystère. Voici enfin que dans la Kabbale, d’où monte le murmure des primévales sciences, tout enveloppées d’un voile mystique sous lequel palpite la blancheur des vérités ardentes, apparaissent le Roi et la Reine, couronnés, enlacés, laissant rouler d’eux-mêmes le torrent infini des choses.

« Tout cela, que nous devinons sous les symboles, les antiques hommes purs le savaient. Leurs couples presque immortels l’apercevaient clairement, ils étaient baignés dans Dieu, intimement mêlés à lui. Mais un jour un désir vint à leur partie la plus intime, à cette féminitè qui recevait directement les ondes divines, et les transmettait à la virilité où elle se changeait en action. Qu’était-ce