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Angleterre des grandes entreprises de charité. D’ailleurs, nulle vue d’ensemble. Les émigrés se dispersaient dans leur ancienne patrie par petits essaims dont les fortunes étaient diverses. Lawrence avait voulu, dès 1880, concentrer ces efforts charitables, cet afflux de matière humaine. Après un voyage à Constantinople, persuadé d’avoir trouvé à Gilead, sur la côte orientale de la Mer-Morte, le véritable emplacement d’une grande colonie juive, il avait importuné sans succès de démarches, durant six mois, le grand-vizir et l’ambassadeur d’Angleterre, alors lord Dufferin. Libre maintenant, il reprit son projet.

Il s’agissait cette fois des Juifs russes émigrés à Iassy, en Roumanie, et si nombreux maintenant qu’ils formaient un état dans l’état, une inquiétude réelle pour- le gouvernement roumain. Une fois encore il se heurta à l’opposition de la Porte, qui ne se souciait guère d’accorder, à cette émigration en masse de Juifs européens, l’entrée de ses domaines asiatiques. C’eût été donner un nouveau prétexte à l’intervention des puissances, et Dieu sait qu’il en est assez !

Lawrence, en attendant, s’installa d’abord à Thérapia ; puis la molle existence des Européens orientalisés qui vivent sur la rive asiatique du Bosphore lui parut sans doute trop profane. Il passa avec sa femme en Syrie pour chercher où s’établir enfin, loin des civilisés frivoles et vivre la vraie vie, selon le Christ. Ce fut ainsi qu’ils découvrirent, dans la baie de Saint-Jean-d’Acre, non loin de la vieille forteresse qui soutint tant d’attaques, une humble petite ville toute baignée de soleil et dont la gaîté les charma.

Ce lieu s’appelait Haïfa. Il était situé dans la plaine aimable qui rejoint les pentes molles du Carmel : aux deux chercheurs de paix il parut être, après Brocton, une sorte de paradis retrouvé. Comme ils cherchaient à travers le faubourg la maison qu’ils pourraient habiter, ils furent surpris de voir succéder aux toits plats des demeures orientales, l’architecture toute neuve de quelques cottages européens, et des gens vinrent à eux qui, dans un rude anglais, les saluèrent comme des frères. C’étaient des Allemands américanisés, et venus là, eux aussi, pour vivre la vie en attendant la descente prochaine du Seigneur ; car les temps sont proches où il doit descendre, et c’est aux champs galiléens, tout pleins encore du parfum de sa voix, qu’il convient le mieux d’attendre le jour où, au son des trompettes célestes, l’humanité sortira de l’existence et de l’espace pour entrer dans l’éternel. Ainsi ces mystiques allemands, quelques fidèles de l’ancienne colonie de Brocton, les Juifs qui s’arrêtaient près de leurs protecteurs formèrent une colonie spirituelle dont Lawrence et Alice furent les guides moraux. On n’y rendait nul culte public à la divinité, nul livre, nulle prière