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d’admiration confiante. Il la tenait au courant de ses doutes, et tous deux, à travers les océans, débattaient des questions théologiques. Lawrence n’insistait pas beaucoup dès lors sur la divinité de Jésus-Christ : un courant violent porte les protestans anglo-saxons à s’occuper de morale, et non de dogmes, et sans nier ou affirmer les mystères, ils les laissent dormir. Comme la plupart d’entre eux, il acceptait donc les enseignemens de l’Évangile, mais tous les cultes lui semblaient d’inconvenantes plaisanteries, ou des hypocrisies ridicules. « Auparavant c’était l’homme du monde qui persécutait le saint, maintenant c’est le saint qui persécute l’homme du monde. » Quand on a vu les missionnaires à l’œuvre, on ne peut avoir pour eux qu’un profond mépris : ils sont violens, ambitieux, assoiffés de pouvoir, sinon de fortune, suscitant des difficultés diplomatiques pour satisfaire un but en somme personnel, risquant parfois leur peau, c’est vrai, mais se disant que s’ils triomphent, c’est avec l’autorité spirituelle qu’ils obtiendront la temporelle, puisque partout, sauf en Europe et en Amérique, les deux sont inséparables. Les évêques anglicans ne sont pas faits pour inspirer plus de respect. Ils sont trop riches, aiment le billard, la chasse et le porto. Au fond, tous les chrétiens sont de faux chrétiens qui disent professer une religion de charité et de renoncement, vivent dans le luxe, se moquent de leur prochain et abusent de lui comme ils abusent de leur religion même. Lawrence a vu en Chine un aumônier dire aux soldats : « Qu’importe le feu de l’ennemi, c’est le feu de l’enfer qui brûle, et si vous faites votre devoir, vous l’éviterez. » Ce qui voulait dire : « Tuez, et votre âme sera sauve. » O Jésus, étaient-ce là ton exemple et ta parole !

C’est ainsi qu’il démolissait toute la société moderne en même temps que la religion qu’elle prétend respecter, qu’il lui adressait les critiques mêmes que Tolstoï répétera vingt-quatre ans plus tard dans Ma religion. Et lui aussi se posait la question : que faire ? En attendant, il se laissait aduler dans les salons de Londres et écrivait des romans, tout en sentant grandir dans son âme une dédaigneuse horreur de lui-même. Or, un soir qu’il sortait d’une noble maison de Grosvenor Square, un homme qui le poursuivait depuis quelque temps le prit par le bras. C’était une sorte de prédicateur populaire mystique, d’une réputation douteuse, ayant appartenu jadis à l’Église swedenborgienne qui existe encore en Angleterre et a même une branche à Paris. Tandis que l’homme parlait, d’une façon un peu sauvage, Lawrence sentit se rompre les liens lâches qui l’attachaient encore au monde. « Quel besoin, disait le nouvel apôtre, y avait-il de garder les vieux symboles ? Le Père et le Fils ne font qu’un. Il n’y a pas une Trinité, mais une