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imaginer, jamais à raisonner. Ceci sert beaucoup à expliquer son étrange carrière. Lui-même a appelé cette façon originale d’acquérir la connaissance « l’éducation par contact. » Ajoutez que les choses qu’il voyait étaient de nature à frapper son imagination. On était en 1847, au moment où l’Italie cherchait à secouer la domination de l’Autriche, où le sentiment de l’unité nationale naissait de la haine qu’inspiraient l’étranger et les petits gouvernemens qui s’appuyaient sur lui. Lawrence vit quelque part le peuple soulevé dresser des échelles contre la maison de la légation autrichienne, abattre les armes impériales et les fouler aux pieds. Et lui, sans aucune passion politique, mais pour le plaisir de l’action, il se joignit à la foule, traîna avec dérision ces emblèmes détestés jusqu’à la Piazza del Popolo où un grand tribun qui s’appelait Ciceroacchio, — un beau nom, — et qui était aussi marchand de bois, fournit sur la réserve de ses chantiers, de quoi les brûler ; et le jeune Écossais applaudit quand il vit la princesse Pamphili Doria, qui passait en voiture, arrêtée par la foule, obligée de descendre et de mettre elle-même le feu au bûcher… De pareils spectacles se gravent profondément dans la mémoire. Quand on ressent en entrant dans la vie des émotions si violentes, on est bien près d’avoir besoin, pour le reste de ses jours, de telles émotions ; on veut voir les choses elles-mêmes et non leur ombre figée dans un livre, on prend l’habitude de n’être pas éperdu au milieu d’elles, d’en percevoir tous les tumultueux détails ; enfin on acquiert les qualités idéales d’un grand reporter : aimer à voir, savoir voir, savoir sentir.

Ce fut ainsi que Lawrence devint journaliste, presque sans s’en douter. Son père pourtant en voulait faire un jurisconsulte. Quand il eut atteint l’âge de dix-neuf ans, son « éducation » fut considérée comme terminée, et il fut du premier coup bombardé barrister (avocat) près la cour suprême de Ceylan. En un an, l’adolescent eut à défendre vingt-trois Hindous accusés de meurtre. Pauvres diables ! On ne nous dit pas combien furent pendus. Mais surtout il jouit du luxe large de la vie coloniale dans l’inde, fréquenta une société aristocratique et hautaine, chassa le tigre, traversant la péninsule de Calcutta au Népaul pour trouver un vrai pays de chasse, infatigable, débridé, courtisant les jeunes filles qu’il trouvait sur sa route, « furieusement, écrit-il à sa mère, parce qu’il n’a pas le temps de s’arrêter, » si plein encore d’une surabondante activité sanguine qu’il fait avec son compagnon de voyage, le prince Jung Bahadour, un concours de saute-mouton. Le prince fut battu à plates coutures, mais il se rattrapa en prouvant qu’il faisait supérieurement la roue. De ce trip à travers l’Inde, il résulta un petit volume, le premier livre de Lawrence. Il avait vingt et un ans.