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côte sud-américaine, où ils se vendaient jusqu’à 150 ducats comme plongeurs, n’en sont jamais revenus. La nécessité, et aussi le milieu, ont donc plus de part que l’hérédité à cette transmission de facultés particulières ; celle-ci n’en prouve que mieux l’adaptabilité de la race nègre et métisse qui peuple ces îles à des conditions particulières d’existence, et elle permet d’augurer que, stimulée par l’appât du gain, cette population, remarquablement prolifique d’ailleurs, pourra fournir à l’évolution nouvelle la main-d’œuvre qui lui est indispensable.

Les mêmes causes qui avaient développé, chez les Caraïbes, leurs remarquables facultés de plongeurs, — à savoir l’existence des bancs d’huîtres perlières et la merveilleuse limpidité des eaux dans lesquelles baigne le groupe des Bahama, — ont incité les noirs à demander, eux aussi, des moyens d’existence à cette industrie, bile comporte une part de hasard qui séduit leur imagination mobile. L’accoutumance a familiarisé avec ses périls une race à demi amphibie, dès l’enfance habituée à se jouer sur les flots. Ils sont sans terreur et sans mystère pour elle. Nulle part, en effet, la mer n’est à ce point transparente, aucun large cours d’eau n’en troublant la pureté, et le sol rocailleux ne la souillant d’aucun mélange d’humus.

C’est surtout à l’extrémité orientale de l’archipel que cette limpidité est étonnante. Des roches en saillie, l’œil plonge jusqu’à 50 pieds de profondeur et discerne, sans effort, le relief du fond de sable, de cailloux et de corail. M. Ballou raconte à ce sujet que, passant il y a quelques années dans ces parages, l’un des matelots du navire sur lequel il se trouvait mourut. Conformément à l’usage, on enveloppa le cadavre dans un morceau de toile, et, après la lecture, par le capitaine, des prières des morts, on fit glisser, au moyen d’une planche inclinée, le corps dans la mer. Immobilisé par un calme complet, le navire n’avançait pas. Penchés sur le bastingage, les assistans virent le cadavre descendre lentement dans l’onde translucide jusqu’au fond où, au lieu de s’allonger, il conserva la position verticale. Les pieds effleuraient le sable, le mort restait debout, oscillant faiblement au courant, donnant l’illusion d’un vivant, remuant et agissant : « Un profond silence régnait à bord, dit-il, et nos yeux ne pouvaient se détacher de cette étrange et lugubre vision. Ce fut avec un soupir de soulagement que nous accueillîmes la brise légère qui, nous entraînant au large, nous la fit enfin perdre de vue[1]. »

Cette transparence de l’eau autour des Bahama a révélé une curiosité naturelle que les hiverneurs de Nassau n’ont garde de

  1. Due South, par M. Ballou, 1 vol. in-8o ; Houghton, Mifflin and Cie, New-York.