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départ de l’industrie que nous signalons et qui, dans ces cinq dernières années surtout, a créé entre les États-Unis et les Antilles un mouvement commercial nouveau, se chiffrant déjà par des millions et mettant en œuvre des capitaux considérables.

Ce pionnier se nommait Antonio Gomez ; il était d’origine espagnole et tenait, à Baracoa, un modeste magasin d’approvisionnemens : effets d’habillement pour les matelots, biscuits et porc salé, sucre et café pour les fermiers des environs et pour les goélettes côtières. Baracoa, située sur la côte nord et à l’extrémité orientale de l’île de Cuba, lut, pendant un temps, la première capitale de l’Ile ; mais elle ne garda pas plus de cinq ans son rang de capitale dont la déposséda Santiago, dépossédée elle-même par La Havane. La petite ville décrut, et sa population tomba à 3,000 habitans. Son port, étroit, mais sûr, n’était plus visité que par quelques navires de cabotage venant des Bahama ou d’Haïti ; l’argent y était rare, et le commerce d’Antonio Gomez consistait surtout en échanges. Ses cliens, fermiers, planteurs et capitaines, le payaient d’ordinaire en feuilles de tabac qu’il expédiait à La Havane.

Parfois aussi les cultivateurs s’acquittaient en régimes de bananes. Antonio Gomez n’appréciait guère ce mode de payement, mais, faute de mieux, il l’acceptait et confiait ce produit encombrant, de médiocre valeur et de conservation difficile, à quelque capitaine de goélette en partance pour New-York ou la Nouvelle-Orléans, avec mission de l’échanger contre des articles fabriqués. La traversée prenait alors de douze à quinze jours, souvent plus, et les trois quarts des bananes, cueillies trop mûres et mal arrimées, se gâtaient au cours du voyage, ne laissant à Antonio Gomez que de bien minces profits ; mais il était patient et homme à se contenter de peu en attendant mieux. Sa patience fut récompensée. Un heureux envoi lui valut une commande d’un marchand de fruits en gros, ladite commande appuyée d’un acompte en argent. Encouragé par cette rentrée de numéraire que d’autres ne tardèrent pas à suivre, il lia partie avec son correspondant de New-York. Commandité par lui, il étendit ses crédits aux fermiers, crédits payables en régimes de bananes, puis il acheta des terrains qu’il planta, enfin il fréta une goélette qu’il chargea de bananes et l’expédia à New-York. La traversée fut longue et la moitié de son chargement invendable, mais le reste donna un gros bénéfice qu’il employa immédiatement à l’achat et à la mise en culture de nouveaux terrains. Les ordres d’envoi se succédaient, rapides et avantageux. Gomez traita alors avec les fermiers pour l’achat de leurs récoltes sur pied ; il construisit des hangars pour abriter les régimes que des caravanes d’ânes lui amenaient de toute la région environnante et, grâce à son activité, il en arriva à expédier régulièrement, sur le seul marché