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le public veut des égards. Il distingue déjà la « propriété privée » de la « propriété capitaliste ; » et je défie bien qui que ce soit de comprendre la distinction. Mais il n’importe ! Les manifestes sont des sortes de documens qui n’ont pas besoin d’être clairs. Donc, M. Guesde, le rédacteur de la chose, s’exprime ainsi : « Des nécessités de la production et de l’échange modernes, tels que les ont créés la machine et la vapeur, une nouvelle forme de propriété est née : la propriété des capitalistes qui vivent de la mort de la propriété individuelle. C’est de cette seule propriété capitaliste, destructive de la propriété privée des travailleurs, que nous poursuivons la destruction, ou, plus exactement, la socialisation. » Ce qui revient à dire que, si vous êtes propriétaire d’un chemin de fer à vous tout seul, votre propriété, étant privée, est respectable ; mais que si vous êtes plusieurs à posséder, par actions, un billard ou une machine à battre le grain, votre propriété, étant capitaliste, est indigne de vivre et doit être « socialisée. »

Ces idées sont amusantes et il serait intéressant, si l’on avait beaucoup de temps et beaucoup de place, de s’attarder à faire ressortir le côté comique de ce collectivisme, qui se déclare surtout ennemi des formes collectives de la propriété privée. Mais le point de vue vraiment important de cette campagne, ce ne sont pas les idées, mais les hommes, les cent candidatures dont le parti se fait gloire et qui aboutiront, nous dit-il, dans la nouvelle chambre, « à une représentation du prolétariat français, désormais sûr de l’avenir. » Les députés ouvriers n’ont rien pour nous effrayer, au contraire. Aux dernières élections anglaises il s’était présenté 37 candidats de cette nuance, dûment estampillés et authentiqués par le comité du parti. Il en a été nommé 12 dont 1 seulement a passé comme indépendant ; les 11 autres ont dû leur succès à l’appui des libéraux. Sans doute il en sera de même en France, et nous verrons plus d’une concentration se faire entre le premier et le second tour de scrutin. Mais l’entrée au parlement de vrais ouvriers, non pas de prolétaires d’occasion, tels que M. Lafargue, le président de ce groupe des travailleurs, connu surtout, par une singulière ironie, comme auteur du Droit à la paresse, le mandat de député conféré à des travailleurs travaillans, qui verront plus vite et mieux au palais Bourbon que devant les tables de quelques congrès borgnes, les différens aspects des questions qu’ils veulent traiter, ce mandat est une des bonnes manières d’atténuer cet antagonisme des classes, que l’on peut redouter dans l’avenir.

Au point de vue gouvernemental, le plus ou moins de succès des candidats ouvriers n’a pas une grande importance, puisqu’il n’est pas susceptible de déplacer peu ou prou l’axe de la majorité. Tout au contraire, celui des ralliés peut changer d’ici quelques mois la direction de la politique française. Par ralliés, je n’entends pas seulement les aspirans députés, mais aussi et surtout les électeurs, qui ont sincèrement