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bornent à dire qu’ils arriveront, mais se gardent bien de partir. Ils dressent l’itinéraire du voyage, ils vont même jusqu’à faire leurs malles, mais, une fois à la gare, ils ne prennent pas de billet. C’est dire que leurs programmes sont toujours plus effrayans que leurs actions ; que, dans ce programme même du parti « républicain-radical-socialiste, » il y a fort peu de socialisme, et le peu qu’il y en a est très dissimulé, édulcoré, du socialisme honteux. Ainsi rien n’empêche un opportuniste, un centre-gauche, un rallié, voire un membre de droite, de s’engager à faire, comme le souhaitent les délégués de l’extrême gauche, des « réformes sociales conçues, non dans le sens collectiviste, mais dans l’esprit de la Révolution française, c’est-à-dire tendant à accroître la liberté et les moyens d’action de chaque citoyen ; l’État intervenant en faveur des humbles pour leur faciliter la lutte pour la vie. »

Il est même certains vœux excellens de ce parti, que nous regrettons de ne pas voir reproduits par des groupes du centre, et que nous voudrions surtout voir passer, de la catégorie des vœux stériles, dans celle des projets de loi en chair et en os : telle est la gratuité de la justice. La gratuité de la justice est aussi nécessaire que celle de l’instruction ; la justice est la première fonction, le premier devoir d’un État. Les sociétés les plus rudimentaires, qui n’ont presque aucun autre organisme, celles du moyen âge primitif, celles des peuples barbares d’à présent, avaient ou ont des juges, sujets à se tromper, comme les nôtres, mais dont les arrêts ne coûtent rien ; tandis que la réforme de notre code de procédure, depuis trente ans à l’étude, n’aboutit pas.

Ce n’est pas d’ailleurs sur le parti radical que nous devrons compter pour la voir réussir ; car tout porte à croire que le groupe dont MM. Barodet, Pelletan, Pichon et Clemenceau sont les leaders n’est pas appelé à réaliser, le 20 courant, de brillans bénéfices. Il pourrait bien avoir, sans qu’il y ait de comparaison à établir entre les deux opinions, le même sort que les progressistes d’Allemagne il y a deux mois, écrasés par les défections de leur aile droite et de leur aile gauche. De ce dernier côté de l’horizon, nos radicaux voient surgir les purs socialistes-collectivistes, ceux qui étaient hier pour la suppression immédiate et complète de la propriété individuelle, aussi bien à la ville qu’à la campagne, et pour l’abolition de l’idée de patrie. C’est le « parti ouvrier, » comme on dit aujourd’hui, de même que, sous le ministère Villèle, on disait le « parti prêtre. »

Ce parti changera, si Dieu lui prête vie, plus d’une fois d’idée et de plate-forme ; comme ses aînés, il pratiquera, lui aussi, dans son âge mûr, la « politique des résultats, » lorsqu’il sera las de faire de la politique sans résultats, c’est-à-dire de se donner beaucoup de peine pour rien. Quoiqu’il ne soit pas bien vieux, il a déjà quelque peu lâché ses raideurs primitives de petit cénacle. Le huis-clos souffre tout, mais