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un homme de génie ne se distingue pas énormément d’un imbécile. Deux faits seulement dominent la période électorale actuelle, de même que deux groupes nouveaux marqueront d’un cachet spécial la chambre qui sera élue dans quelques jours : l’entrée en scène des ralliés qui, à droite, se séparent de la droite ; celle du parti ouvrier qui, à gauche, se sépare de la gauche. Pendant quelque temps, il y a trois mois, on avait pu croire que le parti radical, qui, dans ce dessein, ajoutait à son nom l’épithète de « socialiste, » parviendrait à s’annexer les élémens révolutionnaires, auxquels M. Goblet ouvrait les bras. L’alliance n’a pu se conclure ; et nous devons féliciter celui qui l’avait rêvée, de n’avoir pu se décider à souscrire aux exigences de gens qui se soucient d’autant moins de rendre impossible le fonctionnement de tout gouvernement régulier, qu’ils n’ont aucune chance prochaine, ou même probable, de le diriger eux-mêmes.

Il n’en va pas de même du parti radical ; plusieurs de ses membres ont été ou sont aux affaires ; la plupart prétendent y arriver ou y revenir. Cette ambition impose des réserves. La nature humaine a ceci de bon que, même en politique, le sentiment des responsabilités a pour effet d’assagir les plus fous et d’inoculer quelque bon sens aux cerveaux les plus mal en ordre. Prenez à même la rue un anarchiste intelligent, placez-le devant un bureau dans un fauteuil de ministre, mettez sous ses yeux des dossiers dont vous lui expliquerez le contenu, il y a cent contre un à parier, qu’au bout de huit jours il y donnera des solutions raisonnables, qui ressembleront à celles de tous les ministres passés. C’est ainsi que les candidats les plus « rouges, » comme on disait jadis, mettent, une fois députés, beaucoup d’eau dans leur vin, et, une fois ministres, très peu de vin dans leur eau, parlant, tout comme leurs prédécesseurs, «des nécessités supérieures de discipline et de hiérarchie. » Par exemple, aucun d’eux n’a jamais composé avec l’émeute.

Et ce n’est pas uniquement, je crois, par un bas souci de garder leur place, par une satisfaction d’homme repu, qu’exprimait cyniquement un homme d’État disant à un ami : « Mon cher, il ne faut jamais chercher à appliquer son programme, attendu que c’est toujours en voulant l’appliquer que l’on tombe. » C’est plutôt parce que l’on reconnaît que le programme est inapplicable, et parce que les devoirs immédiats dominent les illusions antérieures. Le président du conseil d’aujourd’hui, interpellé dernièrement par un député avancé, M. Millerand, qui, à propos de je ne sais quelle motion, lui reprochait de « ne pas aller jusqu’au bout, » répliquait : « Est-ce que vous allez jusqu’au bout, vous ? » Et la chambre ponctuait cette phrase d’une double salve d’applaudissemens. C’est parce que les radicaux parlementaires ont entrevu que ce « bout » n’est rien autre que le chaos, le saut dans le vide, qu’ils s’abstiennent de s’en trop approcher ; ils se