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de gloire, mettant une couverture noire quand la pensée du recueil était triste, et reliant en parchemin blanc les inspirations des jours meilleurs. D’autres essaient d’envahir les revues, toujours prudentes en face des lignes rimées. Je dirais que l’Italie du Nord, et particulièrement la Vénétie, est féconde en poètes, si Naples n’était pas là, qui pourrait réclamer. « Ils sont soixante-deux dans la seule Vérone, » m’assurait en riant mon ami F… « Le souvenir des amans immortels les poursuit. Trente a Giovanni Prati ; Trieste possède Gazzoletti et Francesco dall’Ongaro, — remarquez-vous cette revendication de Trente et de Trieste ? — Vous connaissez assurément Luigi Carrera de Venise et le fameux Giacomo Zanella, prêtre de Vicence, dont les vers ont une réputation dans toutes les provinces ? »

Oui, je connais Zanella, et même plusieurs de ses émules. J’avoue que je les goûte médiocrement, sauf M. Gior Marradi. Mais j’ai lu Mlle Ada Negri, une toute jeune et toute moderne poétesse, et j’ai été ravi.

Elle doit avoir vingt-deux ans. Elle est née à Lodi, et ç’a été une pauvre enfant, élevée par une mère veuve et misérable. À dix-huit ans, elle était envoyée comme maîtresse d’école primaire à Motta-Visconti, un bourg sur les rives plates du Tessin, toute seule, sans appui, sans avenir probable, ayant peu lu, faute de livres, mais convaincue de son génie, orgueilleuse, irritée contre la vie, et décidée à ne point se laisser vaincre par elle. Deux ans plus tard, Ada Negri publiait son premier volume de vers : Fatalità. Elle avait pris son inspiration tout près d’elle, dans sa misère, dans son enfance oubliée, méconnue, traversée. Le cri de révolte qu’elle jetait fut entendu, comme tous les cris de passion vraie. Elle eut immédiatement des partisans, des amis, des articles, des demandes de collaboration. L’éditeur Trêves écoula en très peu de temps la première édition de Fatalità. Et le succès, je vous assure, était bien mérité. Ada Negri est un poète. Elle parle une langue étonnante de force. Elle a je ne sais quelle manière audacieuse et chaste de dire. Elle n’est point ignorante, et elle reste jeune fille. On devine que cette révoltée se consolera. Mais elle restera poète, et, je le crois, tout à fait à part, dans la littérature contemporaine de son pays. Lisez Birichino di Strada (gamin de la rue), Popolana, Buon di Miseria, Nenia materna (chanson maternelle), et vous serez ému par ces vers ardens, souffrans, avides de vivre, avides d’amour. Voici une petite pièce, une des plus tristes : Autopsia.

« Maigre docteur qui, les yeux fixes, avec une cruelle — et dure convoitise, — tailles et tourmentes ma chair nue, — du tranchant froid de ton scalpel.

« Écoute, sais-tu qui j’ai été ? Je défie la morsure — sans pitié de la lame, — ici, dans l’affreuse salle, — je te raconterai mon passé.