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que ce fils devienne un monsieur, un de ces bourgeois dont certains villages étaient jadis empoisonnés, comme on disait avec dépit. Passion de l’égalité, prévoyance, amour paternel, goût du confortable, poursuite ardente des moindres fonctions, tous ces sentimens concourent à un tel résultat. Il y a cinquante ans encore, le fond de la nourriture se composait de pain bis, avec les gaudes, un peu de lard, des pommes de terre ; de la viande douce aux boudins et à la fête, on s’habillait de droguet, on vendait tout son blé, et les souliers étaient un luxe ; un bon domestique de ferme se louait 120 à 150 francs, aujourd’hui il coûte 300 et 400 francs, et se montre bien autrement difficile sur la nourriture. Chacun a son parapluie, mange du pain blanc, consomme plus de viande ; le café au lait le matin, les filles singent les toilettes des dames, font tirer leurs photographies, vont chez le dentiste, les garçons réclament 40 sous, 3 francs pour jouer aux quilles et boire au cabaret le dimanche ; si le père refuse ou ne donne pas assez, ils font des loups. Faire un loup, c’est prendre en cachette deux ou trois doubles de blé, d’avoine, de pommes de terre qu’on vend à un voisin complaisant ou qu’on apporte à l’épicier pour payer ses dettes ; il y a des familles où tout le monde fait des loups. Je ne blâme pas, je constate : causez avec les anciens, ils vous diront tout cela, et les jeunes ne contrediront pas. On ne fait plus de sous, se lamentent-ils, la terre est devenue une belle-mère. Où est-il, ce temps fortuné, alors que les vignerons de Gy doublaient sans murmurer la part du curé, disant : « Prenez, prenez, cela ne nous prive pas, nos bestiaux en sont saouls ! » Hélas ! si le temps ne s’engraisse, les cépages américains ne feront rien. Vous organisez des syndicats pour obtenir ces plants à bon marché, et nous apprendre le greffage : c’est très bien, mais le vrai syndicat qu’il faudrait reconstituer, c’est celui du soleil et de la nature, du bon Dieu avec le travailleur. Trop d’impôts : les dégrèvemens font l’effet d’une goutte d’eau à un voyageur mourant de soif, et voilà qu’on veut supprimer le droit des bouilleurs de cru, comme si nous ne payions pas l’impôt de cette terre où nous plantons nos cerisiers, comme si ceux-ci n’empêchaient pas tout autour d’eux le reste de la récolte. Et puis, allez donc produire du blé pour le vendre vingt francs les 100 kilos !

L’agriculture franc-comtoise souffre. Consultez le conservateur des hypothèques, les notaires, les huissiers ; la dette ronge les campagnes, la moitié de nos cultivateurs s’engagent, les ventes par autorité de justice deviennent plus nombreuses, le loyer des fermages diminue. Beaucoup de cultivateurs ont prêté l’oreille aux agens de ces compagnies industrielles qui promettaient monts et merveilles, tout au